Architecture « résolument » numérique : Paradigm Shift vs. paradigme albertien ? I/III

Auteur : Denis Derycke_

DOI : https://doi.org/10.48568/e8sm-2p24

Bruxelles, janvier 1998, Institut d’architecture Sint-Lucas. Étudiant en dernière année d’architecture, j’assiste à une conférence de Greg Lynn, jeune architecte américain et porte-drapeau de la tendance architecturale de la décennie. Une tendance s’imposant alors comme l’avant-garde incontournable pour quiconque rêve encore d’architecture « héroïque » : l’architecture dite numérique, ou procédurale, ou encore l’architecture du Cyberspace, pour reprendre le terme titrant un célèbre numéro de la revue britannique Architectural Design pleinement acquise à cette cause[1]. Pendant plus d’une heure, Lynn plonge son auditoire dans un univers biomorphique. Aux gravures d’entités issues du monde animal ou végétal, aux décompositions de mouvements d’Étienne-Jules Marey, succèdent des séries de formes rondes, sans échelle, lisses et luisantes, translucides, et systématiquement décontextualisées sur un fond noir uni. Blob[2], spline et curve sont les mots qui ponctuent le discours de manière récurrente. La séduction opère facilement : l’univers issu de la science-fiction, la nouveauté et la libération complète de la forme fascinent. L’intervention de Lynn était concomitante à une installation de l’architecte à Bruxelles dans un ancien hangar[3]. Au cours de sa conférence, l’Américain développera exhaustivement les manipulations numériques l’ayant conduit à la scénographie de cette installation. Quelques jours plus tard, je visite l’exposition. Dans cet ancien espace industriel se développant sur deux niveaux, quatre paires de barres en métal relient le sol au plafond. Tordues de manière successive pour exprimer la décomposition d’un mouvement, elles servent de support à quelques toiles tendues, elles-mêmes supports pour la projection d’images issues de l’univers de l’architecte. Au sol, un monticule d’environ deux mètres de haut est signifié uniquement par des lames bleues, sections parallèles et régulièrement espacées dans la forme que ces lames suggèrent.

Greg Lynn – Encore... Bruxelles, 1998.

Greg Lynn, Encore… Bruxelles, 1998.

Avec le recul du temps, et surtout en regard de la vacuité théorique et historique à laquelle le style dit numérique, paramétrique, ou encore computationnel est, selon moi, souvent confronté, je me rendrai compte que ce charmant bricolage, novateur et spontané, se contentait de poser des hypothèses de travail, et était finalement une des formes les plus intéressantes que pouvait prendre cette architecture aux vertus transgressives. Lynn avait un propos – certes ambitieux – mais épistémologiquement et historiquement cohérent : dans le sillage de Peter Eisenman, il cherchait tout simplement une suite théorique à la Postmodernité et à la Déconstruction. Les formes fluides et rondes devaient permettre de réconcilier deux formes de contextualisme – l’homogène du post-moderne et l’hétérogène du déconstruit – en un seul système formel[4]. Mais au moment de la visite, j’ai cherché désespérément l’immersion, la perte de repères, les sensations inhérentes au nouvel espace prophétisé par Lynn. La confrontation entre la perfection abstraite et délicate des images numériques et la matérialité parfois rude et pataude de l’instance construite pointait ostensiblement un fossé, une différenciation albertienne entre conception et réalisation, différenciation qui avait atteint un paroxysme probablement sans précédent…

Paradigm Shift et paradigme albertien

Des architectes-peintres florentins du Quattrocento tel Leon Baptista Alberti ont créé la figure de l’architecte-concepteur, intellectuel détaché de la construction et des contingences du chantier, manipulant l’objet de sa création exclusivement par l’intermédiaire de représentations graphiques. Cette approche de la conception architecturale, que nous nous proposons de définir ici comme étant le paradigme albertien, fait de la représentation le nouveau moteur de l’architecture, et constitue la base du contexte épistémologique dans lequel la discipline évolue encore aujourd’hui[5]. Tenant compte d’un tel paradigme et examinant les bases de la jeune histoire du numérique en architecture, le contexte de sa genèse, quelques écrits fondateurs et quelques projets, ce texte en triptyque se propose de jouer l’avocat du diable par une certaine lecture critique de la condition numérique contemporaine. Par l’observation du rapport complexe et souvent ambigu que l’architecture dite numérique entretient avec les objets graphiques au travers desquels elle se conçoit et s’exprime parfois exclusivement, il s’agira de mettre en exergue des questions qui restent en suspens depuis 15 à 20 ans, et de cette façon, proposer une certaine relativisation de la notion de « révolution » souvent associée au numérique. Il sera également question de souligner une contradiction inhérente à la nouvelle avant-garde formaliste, qui, en s’appuyant sur le fameux Paradigm Shift[6] par lequel le style numérique actuel entend rompre avec toute forme de tradition, ne fait finalement qu’enfermer ce dernier dans l’ancien paradigme albertien qu’il s’acharne à concurrencer.

Le début du numérique : une avant-garde radicale

 A l’exception de quelques recherches performatives – notamment en ingénierie et en stabilité – l’émergence du calcul électronique dans la conception architecturale est à situer vers les années 70. Des architectes issus des mouvements utopistes des années 60 ont utilisé des procédures algorithmiques pour mettre en place une émancipation programmatique par une re-configuration permanente de l’espace en fonction de son usage, et ainsi briser l’institution figée de l’architecture. Durant les années soixante, l’architecte britannique Cedric Price entreprend la conception du Fun Palace : un théâtre expérimental à l’architecture innovante, constituée de gigantesques structures tubulaires, et dont l’espace et la configuration sont continuellement modifiables selon les interactions entre les acteurs et les spectateurs[7]. Gordon Pask, un des pères fondateurs de la cybernétique, élabore un projet d’ordinateur chargé de la gestion des interactions du Fun Palace[8]. L’architecture y est volontairement éphémère et devient elle-même une performance. Le projet n’est plus un objet inerte mais un ensemble de potentialités. Le contrôle hégémonique qu’exerce traditionnellement l’architecte sur l’espace s’efface au profit de la volonté des utilisateurs. Le projet est radical, défie les conventions sociales et les organes traditionnels de pouvoir. Price poursuit ses recherches avec le projet – moins polémique – Generator (1976), qui propose un réseau d’unités identiques qui se réorganise en fonction des usages[9]. Il est assisté cette fois des architectes John et Julia Frazer, qui travaillent sur des modules architecturaux électroniques « intelligents », capables de proposer des configurations spatiales nouvelles en fonction d’une analyse de leur environnement direct. Pour le projet Generator, un modèle électronique similaire, assisté de grues, réaménage continuellement sur une grille, des cubes en structure de bois. John et Julia Frazer poursuivront leurs recherches théoriques sur des configurations spatiales issues de modélisations paramétriques numériques[10].

Cedric Price – Fun Palace, 1964. Image : Centre Canadien d'Architecture

Cedric Price, Fun Palace, 1964. Image : Centre Canadien d’Architecture

John et Julia Frazer – Prototype de travail d’un système de modélisation en 3D d’intelligence physique, 1980.

John et Julia Frazer, Prototype de travail d’un système de modélisation en 3D d’intelligence physique, 1980.

Échos plus ou moins lointains d’une ville situationniste à la Constant Nieuwenhuys[11], des projets tels que ceux de Price resteront dans un cadre théorique et utopique. Ces expérimentations ne connaîtront par ailleurs que peu de suites directes, si ce n’est dans la seconde moitié des années 90, lors de l’émergence de l’architecture dite numérique, ou encore de la TransArchitecture[12], qui entend étendre l’espace architectural physique vers l’univers numérique interactif pour permettre une expérience spatiale hybride et augmentée[13]. Dans les Worlds in Progress, l’architecte et artiste américain Marcos Novak propose alors des univers tridimensionnels numériques interactifs comme des possibilités de mode d’existence autonome pour l’architecture. Dans ces projets que Novak qualifiera lui-même de Liquid Architecture[14] en raison de leurs formes indéfinies et perpétuellement changeantes, les visiteurs/utilisateurs peuvent s’approprier la configuration de l’espace en la modifiant à souhait depuis des localisations géographiques différentes[15].

« When bricks become pixels, the tectonics of architecture become informational. City planning becomes data structure design, construction costs become computational costs, accessibility becomes transmissibility, proximity is measured in numbers of required links and available bandwidth. Everything changes, but architecture remains. »[16]

Marcos Novak

Au moment où d’autres architectes adoptent les outils numériques pour élaborer de nouvelles formes potentiellement constructibles, Novak assume dès le départ l’espace numérique en tant que tel, comme le nouveau territoire autonome que l’architecture devra conquérir. L’enjeu sera de façonner un langage architectural et une symbolique propre à l’existence de tels espaces, ainsi qu’à leur expérience sensorielle. De concert avec l’émergence des nouveaux moyens de communication tel Internet, cette architecture sera transmissible via les réseaux numériques et le contrôle en sera donné aux utilisateurs. Dans Next Babylon, Soft Babylon[17], un texte daté de 1998, Novak fera d’ailleurs une référence directe au projet de Constant.

Marcos Novak – Worlds in Progress, 1990's.

Marcos Novak, Dancing with the Virtual Dervish: Worlds in Progress, 1991-1994.


[1]     PEARCE, Martin (Ed.), et Neil SPILLER (Ed.). Architects in Cyberspace. Architectural Design Vol. 65, no. 11/12, 1995.

[2]     Binary Large OBject, traduire par « forme informe toute en rondeurs ».

[3]     Cette exposition a donné lieu à la publication suivante : LYNN, Greg. Folds, bodies, and blobs. Bruxelles: La Lettre volée, 1998.

[4]     Ce propos est pleinement développé dans le célèbre essai fondateur suivant : LYNN, Greg. « Architectural Curvilinearity: The Folded, the Pliant, and the Supple. » In Folding in Architecture. Architectural Design Vol. 63, no.3/4 (1993):8-15.

[5]     Comme l’a observé Robin Evans, l’architecte, à l’inverse du peintre et du sculpteur, ne manipule l’objet de sa création que par l’intermédiaire de représentations graphiques. La partie principale de son travail se déplace donc de l’objet vers son médium de création, ce qui confère à la représentation architecturale une puissance générative incomparable. EVANS, Robin. « Translations from Drawing to Building. » In Translations from Drawing to Building and Other Essays, 153-193. London: Architectural Association Publications, 1997, p.156.

[6]     Le Paradigm Shift, ou changement de paradigme, est le nouveau contexte épistémologique basé sur les outils numériques de conception et de production dans lequel le processus de conception architecturale entend totalement se redéfinir.

[7]     PRICE, Cedric. Architectural Association Works II. London : Architectural Association, 1984, pp.56-61.

[8]     PICON, Antoine. Culture numérique et architecture: une introduction. Bâle: Birkhauser, 2010, p.37.

[9]     PRICE, Cedric. Architectural Association Works II. London : Architectural Association, 1984, pp.92-97.

[10]   Voir FRAZER, John, et Julia FRAZER. An Evolutionary Architecture. London: Architectural Association, 1995.

[11]   Aussi appelé Constant. Artiste situationniste hollandais qui développa, entre 1959 et 1974, le projet théorique New Babylon : une ville posée sur des structures transformables constituant un terrain ludique appropriable à souhait par les habitants. NIEUWENHYUS, Constant. « New Babylon: A Nomadic Town ». In New Babylon. La Haye : Haags Gemeentenmuseum, 1974. Consulté le 22/10/2014 sur http://www.notbored.org/new-babylon.html

[12]   L’exposition Transarchitecture 02 a lieu à Paris en 1997 et a donné lieu à la publication : FILLION, Odile, et Michel VIENNE. Transarchitectures 02 – Cyber-espace et théories émergentes. Paris: Association Française d’Action Artistique – Architecture et Prospective, 1997.

[13]   NOVAK, Marcos. « TransArchitecture ». In Transarchitectures 02 – Cyber-espace et théories émergentes. Paris: Association Française d’Action Artistique – Architecture et Prospective, 1997, p.31.

[14]   NOVAK, Marcos. « Liquid Architecture in Cyberspace ». In Cyberspace: First Steps, Cambridge Ma: MIT Press, 1991.

[15]   Voir la description du projet Dancing with the Virtual Dervish: Worlds in Progress dans NOVAK, Marcos. «  Transmitting Architecture ». In Architects in Cyberspace. Architectural Design Vol. 65 no.11/12 (1995):43.

[16]   NOVAK, Marcos. «  Transmitting Architecture ». In Architects in  Cyberspace. Architectural Design Vol. 65 no.11/12 (1995):45.

[17]   NOVAK, Marcos. « Next Babylon, Soft Babylon. (trans)Architecture is an Algorithm to Play in ». In Architects in Cyberspace II. Architectural Design Vol. 68 no.11/12 (1998):20-29.

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