Auteur: Francesco Cingolani_
DOI : https://doi.org/10.48568/2n9w-7k94
Lorsqu’on me demande « que fais-tu dans la vie? », après un léger moment d’hésitation je finis toujours par répondre que je suis architecte. Puis, après une deuxième hésitation, je précise que pour autant, je ne fais pas de construction, et j’explique que j’appréhende l’espace et la ville comme phénomènes complexes et pluridisciplinaires.
Au-delà de sa dimension comique – « ce type ne sait pas ce qu’il fait » – cette anecdote témoigne aussi d’une évolution significative des métiers de l’architecture et de la création vers un contexte de plus en plus complexe et hybride. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont déclenché une véritable révolution culturelle, au point de renverser les notions mêmes de connaissance et de création. Dans mes expériences professionnelles récentes, j’ai été amené à regarder de très près cette transformation.
Cet article est l’occasion pour moi de partager des réflexions à ce sujet, en particulier en ce qui concerne les nouveaux modèles d’apprentissages et leurs impacts sur la pratique de l’architecture.
Nouveaux rapports à l’information, Nouveaux modèles d’apprentissage ?
Aujourd’hui, l’accès à l’information et notre rapport à la connaissance sont totalement transformés par internet. Dans un monde où l’information est délocalisée et facilement accessible, les connaissances d’un sujet ou d’une situation sont supplantées par la faculté d’apprendre et de maîtriser un sujet très rapidement, ou encore de s’adapter à une situation inconnue avec agilité.
Autrement dit, à l’aptitude à « savoir » est substituée la capacité de « savoir où aller chercher »: on pourrait dire que la connaissance est progressivement remplacée par une conscience contextuelle ou ambient awareness (Thomson, 2011).
En ce sens, l’accumulation de contenus devient secondaire face à la faculté d’accéder rapidement à une information de bonne qualité et répondant précisément aux besoins exposés.
Mais si internet a « remplacé » les encyclopédies papiers, il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas ici d’un simple transfert de contenu d’un support physique à un support numérique. il s’agit plutôt d’une transformation de l’accès au contenu, c’est à dire du chemin par lequel nous accédons à l’information.
Or on peut s’interroger sur l’impact de ces nouvelles dynamiques liées à l’information sur notre rapport à l’apprentissage.
Il y a 20 ans, lorsque l’on voulait apprendre quelque chose, un métier par exemple, on avait les options suivantes (voir vidéo ci-dessous):
– demander à quelqu’un de nous l’enseigner
– chercher dans les livres
– apprendre par soi-même par l’expérimentation
– suivre un cours dans le cadre d’un établissement scolaire ou universitaire
La dernière option est au centre de ma réflexion.
Les établissements d’enseignement regroupent et concentrent dans un espace physique unique les éléments suivants: experts (professeurs), livres (contenus) et individus s’intéressant aux mêmes sujets que nous (les étudiants, soit notre réseau).
On pourrait dire que les établissements d’enseignement sont l’expression d’un accès au savoir selon une logique de centralisation de l’information.
Comment adapter ce modèle à un monde où l’information se trouve partout, et est de plus en plus décentralisée?
Il semble clair que le paradigme ne puisse plus rester tel quel.
Les nouveaux médias de communication (en particulier les réseaux sociaux comme twitter et facebook) facilitent énormément les effets de proximité, ou digital intimacy (Thomson, 2011), qui traduisent notre capacité technique de connexion en une véritable opportunité de connaissance et de création collaboratives. Nous avons l’opportunité d’échanger, quotidiennement et en temps réel, des informations pertinentes avec une communauté décentralisée et hétéroclite. Dans ce contexte, toute organisation est capable de consolider son propre réseau: une communauté composée d’individus, d’organisations, d’étudiants, de professionnels, d’institutions et de médias de communications qui partagent ses intérêts et domaines d’interventions.
Il s’agit de « communauté de pratique » (Lave, Wenger, 1991), c’est-à-dire un groupement de personnes réunies par un centre d’intérêt commun, qui instaurent un processus d’apprentissage social capable d’enrichir et de rendre plus efficaces des pratiques professionnelles.
Le système centralisé des écoles et des encyclopédies est progressivement accompagné par des communautés d’expertise (groupes d’apprentissage et de création participative et/ou collaborative), capables de garantir un accès à l’information rapide et efficace, et surtout capable de se développer en parallèle de l’activité professionnelle.
On parle alors de network thinking, une approche caractérisée par l’émergence d’un degré de connectivité grandissant au sein de systèmes complexes, et que je considère comme une évolution contemporaine de l’approche systémique system thinking.
Comment ces phénomènes de network thinking peuvent-ils intervenir dans une pratique de l’architecture, ou, dans un premier temps, dans le domaine de l’apprentissage de l’architecture ?
Network Thinking et enseignement en architecture
En 2010-2011 j’ai dirigé Urban Social Design Experience (USDE) au sein de l’agence Ecosistema Urbano . Il s’agit d’un projet de networked-learning qui propose une approche multidisciplinaire – ou expanded education – de l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme, en brisant la frontière traditionnelle propre à l’éducation institutionnelle.
“Expérience” est le nom de l’unité didactique du projet; ce terme suggère une approche de l’apprentissage comme véritable expérience multiforme, où un cours en ligne est la composante la plus tangible mais pas forcément la plus importante.
Lors de l’ « expérience », les étudiants sont introduits dans un environnement d’apprentissage horizontal et décentralisé qui encourage le partage et le flux d’informations, ainsi que les dynamiques de travail collaboratif en réseau entre les participants et le coordinateur de l’expérience.
Le projet applique une méthodologie pédagogique active learn by doing, considérant que dans les domaines de l’innovation l’apprentissage est plus efficace s’il accompagne le développement d’un projet personnel.
À la fin d’une expérience, d’une durée de trois mois, chaque étudiant aura développé un prototype de son propre projet avec le support du coordinateur et la confrontation aux autres participants. La présentation ci-dessous résume les caractéristiques principales de Urban Social Design Experience.
Bien que le projet Urban Social Design Experience se définisse comme un prototype de b-learning, il trouve des résonances importantes avec la tendance récente des formats d’apprentissage en ligne de type MOOC (Massive open online course) . Vous trouverez dans la vidéo ci-dessous une présentation des MOOC d’une clarté remarquable.
Entre autres, la vidéo aborde aussi un point intéressant pour notre réflexion: à la fin d’une expérience d’apprentissage en réseau, un des résultats majeurs est le patrimoine de connexions établies avec les autres participants et les experts intervenus, c’est à dire un véritable entourage d’expertise (learning network ou learning community).
Apprendre signifie aussi, à présent, construire une communauté d’apprentissage personnalisée et contextualisée.
Network Thinking et recherche universitaire
C’est en ce sens que le site DNArchi.fr , lancé il y a très peu de temps et auquel j’ai le plaisir de contribuer, représente une expérience tout à fait intéressante surtout pour son caractère transversal. La plate-forme, animée par un groupe de chercheurs de l’Ecole d’Architecture de La Villette , vise à favoriser le partage de la culture numérique en architecture entre différents acteurs: chercheurs, architectes praticiens, enseignants. Le but est d’exploiter au maximum les synergies entre la recherche, la profession et les écoles.
C’est encore une fois un exemple d’hybridation des métiers, proposé par un outil approprié tel qu’une plateforme web qui, si elle est bien maîtrisée, peut sans doute devenir un point de référence pour les acteurs de ce domaine. Le défi est de créer et souder une communauté active autour de l’architecture numérique.
Ces exemples montrent comment l’accès à l’information et au savoir est en train de se redéfinir comme phénomène social et interactif. On peut s’interroger sur une poursuite de ces phénomènes dans le domaine même de la conception architecturale. Pour moi, cette extension représente une véritable révolution du domaine de la création architecturale.
Mais alors les questions suivantes surgissent: comment appliquer l’approche network thinking à la création participative et collaborative d’un projet d’architecture? Comment l’agence d’architecture, une entité fermée et centralisée, peut-elle se transformer en un système perméable ? Cette approche network thinking pourrait-elle engendrer une perméabilité de l’agence d’architecture à des contributions autres, telles que celles de citoyens-usagers, d’experts et de professionnels?
Pour citer cet article
Francesco Cingolani « Network Thinking et apprentissage social: vers une architecture en réseau 1/2 » DNArchi (08/02/12) <http://dnarchi.fr/pedagogie/network-thinki…e-en-reseau-12/>
Références
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Francesco Cingolani, Pierre Chassagne, HDA, “ARCHITECTURE HYBRIDE : ESPACES SENSIBLES ET NOUVELLE CONCEPTION”, Complexitys, 22/04/10 [en ligne], URL: http://complexitys.com/francais/architecture-hybride-110-espaces-sensbiles-et-nouvelle-conception/ (consulté le 30-01-2012)
Francesco Cingolani, “WHAT IS NETWORK DESIGN METHODOLOGY?, 21/07/11, Dreamhamar [en ligne], URL:http://www.dreamhamar.org/2011/07/what-is-network-design-methodology/ (consulté le 10-01-2012)
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