La place de l’usager : retour sur un colloque de design

Auteur de l’article : Louis Vitalis, MAP-MAACC, Paris, France

DOI : https://doi.org/10.48568/znkt-qj84

Colloque : La place de l’usager en design, plénières et ateliers

Date : 28-30 mars 2018

Lieu : Université de Nîmes, FR

Organisateurs : Michela Deni, Marie-Julie Catoir-Brisson, Alain Findeli

Actes : publication prévue, captation vidéo lors des communications, précision à venir sur le format de diffusion.  Programme : https://usager2018.hypotheses.org/programme

I. Programme et enjeux

Le colloque « La place de l’usager en design » s’est tenu du 28 au 30 mars à l’université de Nimes organisé par le laboratoire PROJEKT. Cette rencontre proposait de problématiser la notion d’usager dans la perspective de sa redéfinition. Plus que l’usager lui-même, c’est le concept d’usager, « utilisé par convention alors même qu’il est soumis à critique dans la communauté scientifique »[1], que l’on entendait interroger de manière interdisciplinaire. Ce colloque n’étant ni spécifiquement focalisé sur l’architecture, ni sur le numérique, notre retour dans DNArchi implique un déplacement de perspective — plus qu’un compte-rendu — pour mettre en rapport les réflexions de ces journées avec les thèmes de la revue.

Il est intéressant de noter le double enjeu du symposium : il était à la fois question de l’usager qu’on pourrait dire « réel », en tant qu’il intervient, avec ses capacités, ses points de vue, et de l’usager en tant que figure, imaginée par des concepteurs. Marie-Julie Catoir-Brisson proposa l’expression forte de « conception de l’usager » en introduction. Il s’agissait alors d’expliciter les visions de l’usager qu’ont les concepteurs.

L’introduction d’Alain Findeli, a jeté un autre éclairage sur ce thème, le ramenant au questionnement plus large de la relation entre « design et anthropologie », anthropologie entendue au sens philosophique, et non ethnologique : des anthropologies, soit des conceptions de l’être humain, sont mobilisées dans la pratique du design et l’on peut alors s’interroger sur les conséquences de l’idée que l’on se fait de l’être humain, sur le livrable (l’artefact conçu par le designer). Le design, défini comme l’amélioration des interactions entre l’humain et le monde, deux directions s’ouvrent dès lors au designer pour intégrer l’usager ; il peut consister soit à rajouter des objets dans le monde soit à modifier les comportements humains. Cette 2nde attitude étant, d’après Alain Findeli, plus récente.

II. Communications & échanges

La pleine mesure de l’usager

Frédérique Pallez[2] résumait avec le terme d’« amplification », une transformation dans la prise en compte des usagers ; un processus est en cours qui consiste à ne plus catégoriser l’usager en rapport à des fonctions clairement déterminées, mais — en réaction à cette posture jugée réductionniste — à considérer les usagers également dans leur dimension affective, sensible et subjective. Le terme de « personne » est alors significatif de cet usager complet, que l’on cherche à considérer dans toute sa dimension humaine incluant des considérations moins quantitatives et moins mesurables. Françoise Armand prenait pour cas les plateformes de publications et d’archives scientifiques en lignes qui fonctionnent sur un mode comptable (évaluation, index, facteur d’impact) plus qu’humain, s’intéressant pas ou peu à ses motivations ou ses affects.

Pour éviter de réduire ou de négliger cet usager-personne, il devenait alors apparemment nécessaire de le convoquer réellement (et non pas seulement sous forme d’une représentation dans le processus de design). Ce faisant, la notion de participation prenait une importance clef dans ce colloque. Et, a contrario, la question d’un usager-représenté semblait mise de côté malgré les visées programmatiques. Ne reste-t-il pas que dans leurs pratiques, les designers se représentent inéluctablement les usagers ? Et les usagers, s’ils participent, ne se représentent-ils pas les uns les autres ?

Le but de cette intégration pouvait aussi être décrit comme le développement d’une « auto-normativité », selon les termes de Phillipe Barrier, c’est-à-dire s’opposant à une normativité imposée de l’extérieur à l’usager pour la recherche d’une normativité qui viendrait de lui-même.

L’intégration : sous quelles formes ?

Comment alors intégrer ces usagers ? Toutes les manières d’intégrer n’étant pas perçues comme équivalentes, la question s’imposait. Ainsi, un fond normatif présidait à certains propos qui prenaient alors un caractère prescriptif. Pour autant, les voies d’intégrations étaient diverses : Smail Khaimnar proposait de faire intervenir les usagers à toutes les étapes, du diagnostic à l’expérimentation, en passant par le dessin et le chantier. Claire Azéma, s’intéressait à l’idée d’activation : d’un accompagnement réalisé par le collectif Bruit du Frigo après la livraison de l’artefact architectural pour le faire vivre auprès des usagers par l’organisation de débats et d’évènements. Randolf Ramseyer mentionnait la pratique de la théâtralisation permettant de tester le projet en cours de conception par le biais d’un script théâtral qui intègre alors les usagers dans une simulation. Salma Zouaghi s’intéressait à la créativité des usagers eux-mêmes, dans des pratiques de bricolage et de recyclage, le designer n’était alors plus compris strictement comme un professionnel. A revers, Barbara Bay et Christelle Carrier envisageaient, avec la conception d’un « passeport de santé » pour le CHU de Strasbourg, que le design professionnel puisse être justement ce qui permette à l’usager de devenir acteur.

L’intérêt de ces réflexions pour l’architecture est un effet salutaire de relativisation de la puissance, parfois présumée, de l’objet architectural. Comme l’indiquait la designer et membre du collectif Care&Co, Marie Coirié, accompagnant le centre hospitalier de Saint-Anne en amont d’un nouveau projet : « le nouveau bâtiment ne sera pas la réponse à tous les maux ».

Le consensus « pragmatiste »

Au-delà de cette diversité d’approches, une notion était largement employée et il nous semble intéressant de s’y attarder quelque peu : c’est la notion de « pragmatisme ». Mentionnée à plusieurs reprises, parfois sous-entendue, elle désigne un cadre conceptuel peut-être commun à nombre de communications. Un pragmatisme qui serait plutôt celui de John Dewey, éventuellement de William James, mais dont Peirce reste apparemment absent. Toutefois ce type de distinction n’était pas l’objet des réflexions, car le pragmatisme était mobilisé comme un cadre déjà donné qui confère du sens aux travaux de recherche, plutôt que comme une interrogation sur le cadre d’analyse, sa construction, sa critique ou ses alternatives.

Si l’on cherche à caractériser ce qui s’entendait par « pragmatisme »  lors de ces journées, on pourrait le concevoir comme une importance primordiale accordée au « réel » : les processus de design, les problèmes à résoudre, ou les acteurs impliqués sont considérés d’abord pour leurs effets « réels », au sens de « dans le monde ». Si l’on revient à notre perspective de la recherche en architecture, on notera que l’explicitation des processus cognitifs de la conception ne s’y retrouve plus vraiment. En effet, l’intégration des usagers telle qu’elle est pensée peut n’être qu’une hypothèse de projet ensuite délaissée. Or, comptaient bien plus les conséquences « réelles », les réalisations, et leurs influences sur la transformation d’une situation. La conception dès lors est observée en tant qu’action, qu’expérimentation et sa valeur y apparaissait liée. Cette approche pourrait être qualifiée d’empirique en ce sens que le critère dominant résiderait dans l’expérience. Une conceptualisation a priori étant alors plutôt condamnée[3]. La vertu de cette approche est son caractère libérateur. « On n’est pas tenu par l’épistémologie » se réjouissait Jacques Lolive indiquant ainsi qu’une démarche de recherche n’empêchait pas d’agir sur le monde, de travailler à l’amélioration de situations difficiles, notamment liées à des risques multiples dans les cas d’études brésiliens qui l’occupaient. L’exhaustivité ou la montée en généralité n’est pas ici un critère.

L’abduction dans ce contexte apparait alors comme un recours clef : elle autorise l’aspect « recherche » de ces discours, en rendant possible la production de connaissances à partir d’expérimentations empiriques transformant le réel. On regrettera cependant qu’elle ne soit pas plus définie. À plus forte raison si l’on suit le philosophe Hillary Putnam proposant : « l’abduction (et que les autres philosophes des sciences appellent la méthode hypothético-déductive) »[4]. Ne revient-elle pas alors à une approche scientifique, somme toute classique ? Il est intéressant de noter, parmi les débats, la proposition de Michela Deni qui envisageait l’alternative de l’induction, qui pourrait rester nécessaire pour construire des règles permettant de s’assurer que les processus participatifs durent dans le temps. Ou pour faire face à des situations difficiles au regard desquelles l’impossibilité d’une montée en généralité « arrange » parfois le pouvoir politique.

Quid de l’architecture numérique ?

Si l’on pousse plus loin notre opération de décalage, on se demandera alors comment un tel colloque nourrit la question de l’architecture numérique même si ce n’était pas son objectif premier ;

Certaines interventions prenaient un parti critique ; la présentation de Claire Azéma, malgré son titre prometteur, « Persona non grata, des limites de la modélisation virtuelle des figures de l’usager », n’a pas abordé la question du virtuel (qu’il soit narratif ou numérique) mais s’est concentrée sur un contrepoint positif. Son développement portait sur une autre forme de pratique de la conception à travers le cas de microarchitectures, dont « La Cabane » à Bordeaux et les méthodes du collectif Bruit du frigo. On ne sait pas finalement quelles sont ces « limites » de la modélisation virtuelle, ni donc comment les surmonter. Le « solutionnisme technologique » aura été évoqué, par exemple, dans la communication de Clément Gravereaux, critiquant à juste titre des attentes parfois démesurées parce que naïves des politiques publiques d’innovation. Sur un mode plus positif, il est intéressant d’envisager avec Randolf Ramseyer que la réussite d’un projet de véhicule autonome passe par un débat public. Plus généralement, cela revient à penser l’Intelligence Artificielle, non plus comme puissance isolée, mais dans son rapport à la société, à travers ses usages. Prenant le cas des gestes de « swipe » mobilisés par des dispositifs tactiles, Inès Garmon décrivait comment l’usager participe à l’écriture algorithmique en discrétisant par son action de l’information qui pouvait ensuite servir de données à traiter, voire à monétiser.

Pour ce qui concerne l’architecture, ce qui se faisait jour à l’horizon de certaines des présentations, appartient à un monde de petites installations éphémères et résilientes, construites et animées par des collectifs souples et participatifs. Il faut bien convenir que ce monde est très éloigné du « cyberespace » de Marcos Novak par exemple. Mais ne faudrait-il pas regarder cette apparente incommensurabilité à deux fois, ne serait-ce que sur un mode spéculatif : une conception de l’espace public n’a-t-elle pas à tirer parti des potentialités du numérique en terme de mise en réseau d’intelligences locales, de capacité à traiter des données d’une population à l’échelle d’une collectivité métropolitaine, de rétro-action informant les espaces sur leurs réalités sociales ? Le numérique n’est-il pas un outil capable de donner une ampleur aux intentions participatives et collaboratives, sans aucunement renier leur objectif de réalisation, d’intervention dans le monde réel ?

D’autre part, la puissance onirique et créative qui poussait Marcos Novak et les autres Greg Lynn dans une époque de découverte du digital, n’est-elle pas tout aussi porteuse pour réfléchir à l’intégration des usagers ? Le numérique à ce titre serait une piste créative dans la représentation de la multidimensionnalité des usagers, dans l’exploration de la complexité des situations sociales, dans l’imagination de mondes alternatifs et de leur persona… or cette créativité, si elle passe par un registre virtuel, ne doit pas être conçue comme coupée de tout effet réel.

La modélisation et la simulation à ce titre nous apparaissent comme des moyens puissants pour concevoir collectivement, débattre et prendre des décisions relevant du bien commun. À plus forte raison lorsque l’envergure des projets, par leur taille ou leur complexité, rend l’expérimentation à l’échelle 1:1, avec planches et palettes, impraticable. Et c’est justement à cette envergure que les projets devraient être massivement concernés par les usagers futurs, pour que le caractère participatif et citoyen ne soit pas qu’une couche superficielle réservée aux surfaces de parkings à l’arrière du bâtiment. Il existerait ainsi une prospective de ces questions dans laquelle le numérique peut trouver sa place.

III. Ateliers

Les ateliers de design du jeudi 29 mars 2018

Les ateliers de co-design et d’intégration des usagers étaient coordonnés par l’agence La Bobine avec Béatrice Gisclard et Yves Voglaire de l’université de Nîmes. Ils permettaient de transmettre et de discuter de la technique des persona dans le cadre d’un exercice de projet de tiers-lieu sur le site de l’Université de Nîmes. Les persona sont des figures représentatives de types d’usagers qui permettent de (se) représenter des valeurs et des intérêts, des situations, à la manière d’un jeu. Quatre méthodes étaient testées :

  • la ballade empathique : il s’agit, à partir d’un profil d’usager contenant des informations de base, de se mettre à sa place et en parcourant le site, d’imaginer leurs besoins, leurs attentes, les manques et satisfactions.
  • l’immersion : il s’agit d’aller rencontrer les acteurs sur le terrain, de les consulter pour connaitre leurs besoins et envies.
  • La conception centrée utilisateur : cette méthode commence avec un profil déjà très défini et renseigné (on suppose que l’on a déjà rencontré les usagers et que l’on connait leurs besoins)
  • la consultation imagée : il s’agit d’une sorte de benchmark ; à partir d’un panel de photos présentées à des utilisateurs un dialogue s’établit et permet de faire émerger des réactions et facilite la discussion et l’entente.

Ces ateliers ne se concluaient pas à proprement parler sur une synthèse, mais sur un échange des participants autour de leur production, offrant un autre cadre de réflexion et d’interaction que les traditionnelles plénières.

Notes & Références

Le résumé des communications est disponible à l’URL : https://drive.google.com/drive/folders/1KrI3WPZhL-isahXeVa1xtmLGewL4txaG [consulté le 28/03/2018]

[1] Cf. la présentation du thème, URL : https://usager2018.hypotheses.org/, consulté le 27/03/2018.

[2] Pour éviter d’alourdir le texte, nous renvoyons le lecteur au programme du colloque (disponible ici) pour les références exactes des communications.

[3] « Il faut théoriser a posteriori : après le terrain », proposait Alain Findeli à l’issue de l’intervention de Pauline Desgrandchamp et Vincent Lebrou.

[4] Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, 2004, p. 150.

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