Architectes spécialisés BIM & Design computationnel : quel positionnement dans l’industrie de la construction ?

Auteur : Nicolas Sénémaud

DOI : https://doi.org/10.48568/hdae-0h30

 [Note de l’auteur]

Ayant travaillé plusieurs années sur des projets de grande envergure en Chine puis en France, je me suis peu à peu spécialisé en design computationnel. Après un Master BIM à l’École des Ponts ParisTech, j’entre chez l’éditeur de logiciel Dassault Systèmes en tant que consultant où ma principale mission est le développement et l’adoption de solutions pour la construction. Cette position m’a offert un large panorama sur une industrie en pleine digitalisation tout en étant impliqué sur des sujets concrets où j’ai pu voir se dessiner des tendances et évolutions. Au-delà de l’industrie elle-même, cela m’a permis de continuer à nourrir une réflexion sur la place des architectes sur cet échiquier : comment des architectes a priori sans formation scientifique se retrouvaient dans des domaines très pointus? Pourquoi semble-t-il qu’ils soient à la fois moteur des innovations digitales dans leur propre industrie mais aussi réfractaires par certains aspects ? La spécialisation des architectes est-elle un problème pour les agences d’architecture ? Nous avons voulu à travers ces deux articles repositionner la question de la spécialisation (Design computationnel & BIM) chez les architectes afin de mieux en comprendre sa contribution à l’échelle de l’industrie de la construction. Sans être scientifiques, ils essayent d’apporter une analyse à travers des retours d’expérience et des entretiens menés pendant l’année 2019-2020 (voir en fin d’article). 

Architecte de formation, Nicolas Sénémaud est consultant senior pour Dassault Systèmes spécialisé dans le design computationnel appliqué à la construction. Il est également organisateur/modérateur d’évènements culturels autour du sujet (BIM vs Computational Design 2017, Datascapes Festival 2018) et fait partie du comité de pilotage du Master Spécialisé Design by Data à l’École des Ponts ParisTech.  

Introduction

L’émergence du BIM ainsi que des technologies associées ont bouleversé les pratiques de toute l’industrie du BTP. Elle a également replacé au centre de cette industrie fortement silotée le besoin vital de mettre en place des méthodologies (de travail en collaboratif) et surtout la maquette numérique, clé de voûte des projets de construction aujourd’hui. Ces phénomènes changent les manières de collaborer, de concevoir et de pratiquer des architectes, les poussant notamment à se spécialiser en BIM et/ou design computationnel. Pionniers de la culture digitale dans l’industrie, les architectes ont depuis toujours expérimenté puis mis en pratique de nouvelles technologies dans leurs recherches et projets mais ils ne sont plus les seuls, le BIM étant aussi un processus de démocratisation des technologies à toute l’industrie. Ce déplacement d’intérêt technologique hors des agences d’architecture modifie les rapports entre les acteurs, accélère le processus de spécialisation et ouvre un marché aujourd’hui important en termes de services. Où se placent aujourd’hui les architectes dans ce nouvel échiquier? Cet article essaye de retracer les enjeux de cette spécialisation, pourquoi elle est un atout tout en pouvant aussi comporter certains pièges.

Une formation empirique

Ce développement global change nécessairement les équilibres. Bien que le BIM reste avant tout une méthodologie, le phénomène de spécialisation par logiciel est de plus en plus marqué à commencer par le marché du travail. À tel point que l’étude du cabinet de recrutement Hays écrira en 2017 que :

« Suite aux demandes de la maîtrise d’ouvrage et afin de se démarquer des concurrents, les agences doivent proposer des projets sous forme de maquettes numériques et recrutent par conséquent, des références BIM et/ou des architectes possédant une bonne maîtrise du logiciel Revit. », puis en 2020 que « la maîtrise des logiciels BIM fait varier les salaires en agences d’architecture de +/- 15%. »

Cette labellisation par compétences logicielles qui se généralise, valorise d’une part les architectes déjà spécialisés et leur ouvre des portes notamment dans d’autres segments du BTP mais elle met surtout la pression sur les architectes qui ne le sont pas, à se former. La question de la formation mais aussi de la spécialisation au BIM et aux technologies annexes devient alors une question centrale. Comment les architectes et les cabinets y font-ils face ? 

Dans le cas de la France, il existe aujourd’hui un certain nombre d’organismes proposant des formations BIM (ENPC, CESI pour les mastères spécialisés généralistes et beaucoup d’autres cursus courts de formation spécifique) mais nous devons nous poser la question de cet enseignement dans les écoles d’architecture pour véritablement comprendre comment les architectes sont affectés. Jusque dans les années 2010, les écoles d’architecture proposaient peu voire aucun module (souvent optionnels) à la formation aux outils digitaux, laissant place à l’autoformation, sans méthodologie ou best practices. Le premier apprentissage des outils se fait donc principalement en ateliers de Projet qui constitue le cœur de l’enseignement en école d’architecture et se poursuit de manière empirique tout au long de la formation d’architecte. Les étudiants en retirent une aptitude à trouver et utiliser (parfois détourner) des outils à des fins très diverses (modélisation, rendus photoréalistes, retouche d’images, mise en page) qui repose en grande partie sur l’échange d’information entre eux et surtout via des plateformes comme Youtube, GitHub ou autres blogs. Ces communautés animées par les utilisateurs ou parfois directement par les éditeurs de logiciels permettent donc l’accès et l’apprentissage des outils digitaux, ce qui sera un élément clé dans leur insertion professionnelle à venir comme le soulignent les différents rapports sur le sujet. Cette culture de l’autoformation aux outils devient d’une certaine manière inhérente aux façons que les futurs architectes auront de concevoir.  

L’agence : turn over et spécialisation

Le plus gros des compétences logicielles des architectes s’acquiert donc en agence, encore une fois en très large partie en autoformation bien que de plus en plus d’agences organisent des formations. Contrairement à beaucoup d’autres structures qu’on pourrait comparer à des bureaux d’études dans la construction mais surtout dans les autres industries (automobile, aéronautique…), les agences d’architecture sont des structures peu hiérarchisées, plutôt homogènes, où les architectes remplissent des tâches extrêmement variées, y compris au sein d’un même projet. Ils sont confrontés à des problèmes multidimensionnels et doivent trouver des moyens pour visualiser, modéliser et simuler de manière rapide voire automatique certaines données (assemblages, ensoleillement, gabarit réglementaire, façade, nomenclature, flux etc. ). La conjugaison des besoins d’automatisation pour des besoins de production (nomenclatures, plans, coupes etc.) avec des besoins d’expérimentation les pousse à non seulement entretenir un bagage de logiciels généraliste mais aussi à parfois les détourner ou à les customiser. L’expérience acquise de projet en projet devient donc rapidement importante, permettant à certains architectes de se spécialiser par affinités ou compétences. En effet les heures passées à faire des recherches sur tels ou tels outils, les tester et surtout les appliquer de manière concrète constituent une expertise pour l’architecte et aussi pour l’agence elle-même. 

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Figure 1- Formalisation de méthodologie d’interopérabilité chez Zaha Hadid Architects présenté par Eckart Schwerdtfeger. Essentielle afin de limiter la perte de données et assurer l’automatisation d’échange de données entre logiciels et formats, elle reste néanmoins complexe et nécessaire à programmer.  Véritable logiciels, ces outils font partie de la propriété intellectuelle de l’agence et sont développés en interne par des architectes. 

La question de la capitalisation de ces expertises acquises au cours des années devient centrale spécialement quand il s’agit de projets complexes (taille, forme, exigence en termes de données embarquées etc.). Les projets se complexifient, pas seulement formellement mais surtout en termes d’informations embarquées dans les modelés, l’automatisation (de modélisation, de génération de documents, de vérification de maquette numérique) ce qui est en grande partie la clé pour aborder ces challenges qui peuvent se retrouver de projet en projet. La quantité d’effort et de temps passé dans l’agence d’architecture à élaborer ces solutions est non seulement colossal mais constitue in fine une propriété intellectuelle parfois très pointue. Grâce à la vulgarisation des outils paramétriques, c’est un grand nombre de scripts qui sont élaborés dans les agences allant du calepinage de façade, au dessin de sérigraphie ou à la vérification automatique de nomenclature. La capitalisation de ces expertises passe par l’archivage, la création de bibliothèques (de scripts ou de familles BIM), la formation en interne, la formalisation des méthodologies (d’interopérabilité par exemple), publications, participation aux colloques, création de postes spécialisés, recherche, blogs, partenariats avec les écoles… Cristalliser ces expertises en propriété intellectuelle est central dans un contexte où la maquette numérique devient le nouveau théâtre du projet, y compris des rapports de forces entre les acteurs, ce qui accroît les exigences en termes de modélisation ou de gestion de données. 

Cette capitalisation digitale semble difficile pour les agences d’architecture d’une part à cause d’une ambivalence par rapport aux nouvelles technologies et parce qu’elles sont fragilisées par le contexte économique de l’autre. 

  Bien que les architectes aient été au centre de la culture digitale en BTP, ils ont paradoxalement toujours eu aussi une position ambivalente voire méfiante envers les outils numériques pour éviter toute sorte de dépendance. La part d’interprétation des outils lorsqu’on dessine ou modélise grandit à mesure qu’ils se perfectionnent et se spécialisent. Cette tendance a débuté dès l’apparition des ordinateurs dans les agences, continue avec BIM et continuera probablement avec l’intelligence artificielle. Cette distance par rapport aux technologies se retrouve y compris parmi les agences ayant une forte expertise. C’est le cas de Franck Gehry par exemple qui dira sur CBS:

« I have no idea how [a computer] works. […] It is very hard. I have a shape in my mind like a dream image and when I see it modelled in the computer it looks dried out. Computers take the life out of it. »

 

Déclin de l'ordinateur

Figure 2- Architecture magazine,1976 n°397

Ces propos traduisent une sorte de déception par rapports aux outils, ne permettant finalement pas à eux seuls de matérialiser un concept, une forme etc. Les technologies BIM alimentent cette image mais à la différence des précédentes elles sont tout simplement devenues indispensables en raison de l’adoption massive du reste de l’industrie. L’étude du laboratoire MAP-CRAI (ENSA de Nancy) sur la perception du BIM dans les agences d’architectures montre une adoption importante mais toujours certaines réticences. Cette dualité pourrait être résumée par le fait qu’une écrasante majorité de ces dernières pensent que le BIM améliore les performances de production d’une agence mais aussi qu’il bride la liberté de conception.  Cela révèle une certaine méfiance vis-à-vis des outils BIM ainsi que le sentiment d’avoir été imposé par un contexte commercial, économique, politique. En 2020, une lettre ouverte à Autodesk signée par 17 cabinets d’architecture britanniques décriront Revit  comme « a constraint and a bottleneck » .

Le BIM visant à clarifier et à formaliser les méthodologies, les architectes y voient aussi une standardisation des moyens de production. En effet l’environnement logiciel BIM étant très restreint pour les architectes (2 ou 3 logiciels tout au plus), ce manque d’alternative se fait sentir. Cette notion de standardisation devient alors centrale car potentiellement limitative d’un point de vue conceptuel en restreignant le processus créatif. Cette position rationaliste des architectes vis-à-vis des outils et même de la technologie en général qui souligne qu’un outil « n’est qu’un outil » est à la fois ce qui les rend libres (de concevoir, de choisir son medium) mais aussi ce qui les empêche d’avoir une compréhension globale (ou une culture) de ce qu’est le digital et a fortiori d’investir dans les technologies.  

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Figure 3- Enquête sur l’adoption du BIM – Elodie Hochscheid,MAP-CRAI (ENSA de Nancy), 2020                            

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Figure 4- Conférence Rudy Ricciotti – ENSAS – 17/12/13

Le contexte économique ne favorise pas non plus la capitalisation digitale des agences. Ces dernières semblent en effet aujourd’hui un des maillons les plus faibles de l’industrie BTP avec un chiffre d’affaires moyen relativement bas et un statut mis en danger de manière récurrente (augmentation de la surface plancher, loi Elan, dérogation sur les réhabilitations etc.). Dans une industrie risquée (pour cause politique, économique, financière etc.), avec des missions qui se raccourcissent et une commande publique qui reste faible, cette fragilité se répercute au sein des agences et se traduit par une précarité plus importante que chez d’autres acteurs (CDD, salariat déguisé, stages à rallonge etc.), dénoncé par l’Ordre Régional des Architectes d’Ile de France. Ce turnover a un impact sur la capacité d’une agence à formaliser sa propre propriété intellectuelle (BIM notamment) et surtout à la transmettre de manière fluide en interne. Sans compter la perte de temps que cela peut engendrer, le turnover important dans les agences d’architectes les pousse souvent à réinventer des solutions similaires de projet en projet limitant les améliorations possibles mais surtout l’échange intra agence. Sans la possibilité de stabiliser au sein d’une équipe de manière durable un savoir-faire technologique, le risque de dilution voire de perte d’expertise est important.

Certaines agences de par leur taille réussissent à cristalliser leur avance digitale comme Foster & Partners (Specialist Modelling Group), Grimshaw Architects (département of design technology) ou UN Studio (UNSense) qui créent des pôles spécialisés leur permettant d’être à la pointe sur le BIM mais aussi sur d’autres sujets comme sur la recherche de matériaux, la VR ou la robotique. À travers ces initiatives, ils réussissent à rester des acteurs crédibles dans le domaine du digital, devenant notamment des partenaires de choix pour des initiatives plus importantes. À l’inverse d’autres agences similaires refusent de créer des pôles de compétences comme l’agence New Yorkaise Shop Architects qui mise davantage sur une culture digitale d’agence qui sensibilise leurs équipes à toutes les pratiques digitales, même les plus avancées (programmation, VR, IA) les laissant faire le choix des bons outils et méthodologies.

«We tend to avoid having overspecialized profiles in house. We want our collaborators to be sensitive to design, architecture, art and obviously digital culture. The architecture we do demand a strong maturity on those subjects, but we need also people to be flexible because otherwise they specialized in this or this field or software and often start to less interact with the other teams and become a bit more distant to the project problematics.»

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Figure 5 – Foster & Partners – Solution de modélisation en VR développée par les équipes R&D basé sur le logiciel Unity

Le témoignage de Shop Architects montre que même les agences ayant une forte expertise dans le numérique essayent de ne pas tomber dans une surspecialisation mono domaine ou mono logicielle qui ne serait finalement pas bénéfique pour le projet en soi mais désorganiserait aussi l’agence. Ce schéma, qu’on retrouve dans les écoles d’architecture d’une certaine manière, fait de cette polyvalence davantage un ciment soudant les équipes autour du projet en permettant à chacun de s’exprimer selon ses affinités. Cette organisation non contrainte crée et valorise un culture digitale forte partagée par les équipes favorisant l’échange de best practices, et pousse les architectes à trouver des solutions hors des portefeuilles de logiciels BIM classiques, laissant davantage d’espace à l’expérimentation et a fortiori à l’innovation. On retrouve le même état d’esprit chez Atelier Jean Nouvel où Tristan Israel rajoute que les architectes doivent également être des « chefs d’orchestre » capables de sortir de leur domaine de spécialisation technique pour réussir à organiser de manière cohérente des projets parfois très complexes tant d’un point de vue technique, constructif et organisationnel. 

Des profils hybrides

Cette expérience empirique centrée autour du projet crée donc dans les agences des profils hybrides qui mêlent à la fois compétences techniques spécifiques (design computationnel, gestion de données BIM, simulation) et plus généralistes (gestion de projet, travail collaboratif, culture digitale, veille technologique) qu’on pourrait qualifier de soft skills. On retrouve d’ailleurs beaucoup de ces profils dans d’autres domaines de la construction voire de l’industrie plus élargies ce qui est le cas pour par exemple Maher el Khaldi (Tesla Motors) et Jonathan Asher (Dassault Systèmes), tous deux architectes spécialisés dans le design computationnel :  

«When I left architecture school and joined an architecture firm, I quickly realized that in order to spend 100% of my time doing something that I enjoyed, I needed to specialize in a high-value niche and be good at it. This lead me to parametric modeling and scripting before it was widely adopted, and finding out the troupe of practice where it brought value to the company. I found that I began building design tools for others and defining best practices for standardizing these emerging methodologies. Eventually, it became clear that there was more opportunity to develop these processes in manufacturing so I shifted from architecture to engineering, where I spent 3 years as a design engineer designing and building complex facades in metal. I went from designing tools for a department to designing and building tools for design and engineering for a company. A few years ago, I joined Dassault Systemes R&D organizing to focus 100% on software development. »

Ce témoignage décrit en effet une sorte de plafond de verre où se heurtent les architectes qui se sont spécialisés au fil du temps et qui ne trouvent plus de missions adéquates au sein des agences. L’activité d’une agence d’architecture étant de concevoir des projets, peu d’entre elles travaillent de manière continue sur des sujets nécessitant de tels spécialistes.  On voit de plus en plus d’architectes spécialisés chez les autres acteurs du BTP qui sont d’une part intéressés par ces profils hybrides mais aussi en demande d’expérience « métier ». Si on prend l’exemple de Katerra, start up montante de la modularisation dans le bâtiment, composée en grande majorité d’ingénieurs dont une partie vient du domaine aérospatial, certains architectes y travaillent. Qu’y apportent t ils? Au-delà de l’expérience métier (qui peut être très variable d’un cas à l’autre), ou même d’une spécialité dans un logiciel ou un autre, les architectes semblent avant tout posséder des qualités héritées justement d’une formation très empirique. Que ce soit pendant les études ou pendant leurs années en tant qu’architectes, ils ont appris à synthétiser leur idée sous forme de concepts représentables à travers différents mediums. Comme le souligne Maher dans l’interview, l’artiste et réalisatrice Emily Wapnick résume bien ces qualités au nombre de trois à savoir : Synthesis of different ideas, Fast Learning and Deep diving into new topics/Adaptability. Ce sont principalement ces qualités qui font des architectes avant tout des agents « disrupteurs » d’une industrie encore largement silotée (The Disruptors: Technology-Driven Architect-Entrepreneurs, Denis Shelden,2020). Les architectes arrivent donc à travailler hors des agences d’architecture en s’adaptant à d’autres environnements tout en progressant techniquement mais sans devenir des experts pour autant. Paradoxe que Maher El Khaldi soulève :

«So being in another industry brings a challenges and opportunities. On the other hand, you’re competing with « real engineers ». Ones who have formal training in thermal mechanics and electronics. On the other way, you’re ahead of them when it comes to thinking out side the box trying to synthesize ideas from different domains. I always felt I was, or could be, good at many things, but never become a deep expert at one thing.»                                    

Ces architectes hybrides semblent n’être ni des généralistes ni des spécialistes en fonction du référentiel sur lequel on se base. Milos Dimcic tente d’expliquer les composantes de ce nouveau profil mettant l’accent sur la necessité de diversifier ses competences : “You have to have knowledge and good foundations in three fields: architecture, structural design and programming in order to create efficient and useful methods. Being an expert in one, or even two out of these fields will not get you far when it comes to practical problem solving in the building industry”. Ce constat plutôt sévère, en partie vrai, passe à côté de ce qui différencie réellement les architectes, à savoir les softskills énoncés plus haut : la capacité à connecter des idées entre elles, de les conceptualiser et de trouver différents moyens de les concrétiser, enseignement issu d’un certain empirisme acquis en école d’architecture et en agences. Tristan Israel parle d’approche poétique et abstraite des technologies au service de l’expérimentation. Ces softskills ne peuvent se développer sans une « culture générale digitale » et un veille technologique élargie. La valeur des architectes spécialisés réside donc dans la pluridisciplinarité de leurs compétences techniques mais aussi dans leur capacité à synthétiser des méthodologies en tant que « chefs de projet digital ». Sans cela, ces derniers plongent dans le piège de la surspécialisation où ils deviennent avant tout des techniciens. Il parait évident que les qualités techniques notamment logicielles sont importantes et reconnues, à court terme, mais elles ne peuvent constituer la valeur réelle de ce que représentent les architectes dans cette industrie. 

Comme l’explique Philippe Carron, pour être pertinente cette hybridité doit s’accompagner d’une ouverture vers d’autres segments de l’industrie du BTP : « [cette] spécialisation croissante des savoirs a pour contrepartie une nécessaire intensification du dialogue entre les disciplines. » (Les voies de l’innovation, les leçons de l’histoire, 2011). C’est à travers cette ouverture qu’on voit apparaître des initiative comme le développement du Photobioreacteur par l’agence XTU architects, de l’impression 3D Béton par XtreeE, ou des logiciels de production par HAL Robotics pour ne citer qu’un bref échantillon français. 

Conclusion

Les architectes spécialisés restent donc une composante majeure de l’innovation dans le BTP, voire au-delà. Ils travaillent aujourd’hui dans des bureaux d’études, des entreprises générales, des start ups y apportant un point de vue qui n’est pas que scientifique mais aussi conceptuel, tout en acquérant de nouvelles compétences techniques. Leur expertise métier est recherchée (pour l’instant) par d’autres acteurs notamment d’autres industries qui s’intéressent au marché de la construction. Cela leur permet de se diversifier et bien souvent de mieux comprendre une industrie BTP en pleine mutation. Cette tendance comporte néanmoins quelques pièges comme la surspécialisation et représente un challenge notamment pour les agences d’architecture. Ces dernières sont confrontées au problème de la « fuite » d’équipes qui se sont peu à peu spécialisées fragilisant leur expertise en interne. Ce phénomène peut-il être limité ? Doit-il l’être ? 

Architecture offices will probably never adapt in time to keep a person or a team in house. Change is slow I think change will have to happen at a policy level or a supplier/contractor level. I don’t think architects have enough leverage or weight to make the needed change to drive innovation in AEC.” Maher El Khaldi sous-entend que le manque d’investissement dans les technologies et leur capitalisation fragilisera durablement les agences dans l’échiquier du BTP. En effet les investissements colossaux dans des initiatives comme le DFMA (Design for Manufacturing and Assembly) font des entreprises générales et des promoteurs immobiliers les plus gros investisseurs en terme de nouvelles technologies BIM et autres. Jonathan Asher en vient à parler de concurrence directe : “Architects will be absorbed by other, larger companies who need big creative thinkers but who are surrounded by people who know how to execute. Not all architecture offices will die, but the profession will undergo a massive transformation as large construction companies consolidate and create new business models that disrupt the existing industry silos”. Cette notion de business model est peut-être finalement ce qui devrait changer. Si le profil des architectes s’hybride, pourquoi le business model de l’agence d’architecture ne pourrait-il pas également évoluer ? Cela pourrait apporter plus d’opportunités en adéquation avec les compétences en interne évitant peut-être le plafond de verre que Jonathan Asher mentionne. Cette transformation dépend bien sûr de la relation houleuse qu’entretiennent les architectes avec les outils digitaux qui se clarifiera à l’avenir, accélérée par l’accès grandissant à ces derniers. Ces architectes spécialisés ou hybrides sont néanmoins des acteurs clés de cette « disruption » du BTP qu’elle ait lieu ou non au sein des agences d’architecture. 

Article à suivre.

Annexes: Interviews

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