Architecture et pratique digitale, un business model à créer

DOI : https://doi.org/10.48568/gwfx-n091

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Yona friedman« The construction industry must modernise or die ! » C’est le titre du rapport The Farmer Review of the UK Construction Labor Model, October 2016 commandité par le gouvernement britannique en 2016 pour faire un diagnostic du BTP. Les auteurs en font une autopsie minutieuse des maux de cette industrie aujourd’hui risquée (faible productivité, faibles marges, manque de main d’œuvre, calendrier politique etc.) poussée par la transformation digitale. C’est aussi le leitmotiv de la société Go Modular qui est en fait un promoteur privé proposant des logements modulaires clés en main, customisables selon des configurations d’éléments préfabriqués. Le fameux model Lego tant fantasmé dans les années 60 avec le flatwritter Yona Friedman aux années 90 avec l’architecture conteneur de MVRDV, aura finalement trouvé son essor, non pas chez les agences d’architecture mais chez les promoteurs, notamment grâce à une prise de conscience de problématiques plus larges (crise environnementale, crise du logement, qualité des constructions etc.). En effet, la plus grosse contribution du BIM à la construction, avant même sa valeur collaborative, est sans doute la montée des maturités digitales de tous les acteurs passant par ceux qui étaient le plus à la traîne, à savoir les promoteurs et les constructeurs qui investissent maintenant massivement en recherche et développement.

 

 Autrefois fers de lance de l’innovation digitale dans toute l’industrie BTP, on se demande quelle est la place pour les agences d’architecture aujourd’hui dans un échiquier qui commence à se remplir. La dernière révolution dans le domaine de la construction avant le BIM a certainement été l’entrée de l’ordinateur dans les années 70 à l’époque des travaux de Charles Eastman à GeorgiaTech puis de Franck O. Gehry dans les années 90. En effet la collaboration surprenante de Gehry avec un ancien ingénieur aéronautique d’IBM Rick Smith sera finalement un mariage d’expérimentations entre nouvelles technologies, sculpture et design (Rick Smith, 2017, Fabricating the Franck Gerhy legacy) poussées à tel point qu’elles firent basculer les manières de projeter, dessiner et représenter. 

Les architectes continueront depuis à être les pionniers en matière d’exploration digitale par la théorie (Farshid Moussavi, Greg Lynn, Antoine Picon…) mais également la pratique (Coophimelblau, Zaha Hadid, UNStudio…) développant ainsi non seulement une culture numérique mais surtout des savoir-faires. Certains ont transformé l’industrie et y ont introduit les notions de non-standard, mass customisation ou encore paramétricisme à travers des réalisations certes iconiques, mais précurseurs d’une lente sensibilisation aux nouvelles technologies appliquées au BTP poussant les universités et les industriels à s’intéresser à de nouveaux procédés de fabrication.

Dans un passé qui n’est pas si lointain les autres acteurs du BTP, bureaux d’études, entreprises, promoteurs, ne travaillaient pas seulement en silo complet avec des méthodologies parfois rustiques (principalement email et Excel) mais également avec une sensibilisation au numérique très faible voire réticente. (0.94% du chiffre d’affaires était alloué à l’ICT (information and communication technology) pour un promoteur contre 1.62% pour les architectes selon le Ovum 2018 ICT spending report). La lente sensibilisation bottom-up du BIM par les universités, éditeurs logiciels et agences spécialisées, aura finalement réussi à convaincre les dirigeants d’entreprises de la nécessité de s’intéresser au BIM, élément déclencheur de sa forte diffusion dans le reste de l’industrie. Le parallèle le plus pertinent à faire serait celui de Boeing qui en 1995 choisit de travailler avec Dassault Systèmes sur le Boeing 777 entièrement modélisé mais aussi assemblé (3 millions de pièces, 32km de câbles) dans le logiciel Catia, impactant ainsi toute une industrie. Sauf que les Boeing du BTP s’appellent Laing O’ Rourke, LendLease, Katerra, et que le PLM (Product Life Cycle) laisse place à la notion de DFMA (Design for Manufacturing and Assembly) qui concentre le principal des investissements en termes de R&D (Recherche et Développement). Alors qu’en 2017 un promoteur comme Lendlease investit 16 Millions d’euros par an pour l’ensemble de son infrastructure numérique (serveurs, licences, logiciels, maintenance…), des promoteurs comme Laing O’rourke qui investira 100 millions d’euros pour son projet d’usine du futur, deviennent de facto les plus gros influenceurs technologiques de l’industrie. En développant leur propre laboratoire d’impression 3D FreeFAB, comme Katerra a développé son propre logiciel de management de projet Apollo, ces « Tesla du bâtiments » se diversifient donc sortant des business models classiques. 

usine seatle

Figure 3 – Usine Katerra près de Seattle

Pour en revenir à Go Modular, on voit bien comment le BIM a non seulement changé leur méthodologie (formation, « désilotation »..) mais surtout la nature même de leur métier. Une promotion immobilière couvrant toute la chaîne de conception et de fabrication jusqu’à la pose et la vente est un business model dans le monde du BTP qui n’était même pas imaginable il y a seulement 10 ans, alors que les technologies n’ont pas tant évolué (Mario Carpo, 2017, The second digital shift). 

Autre business model qui a émergé, la prestation de services BIM/VDC (Virtual Design & Construction). Encore largement occulté jusque dans les années 2010, ces derniers ont subitement pris une place cruciale dans le projet. CADmakers, ovni parmi les compagnies de VDC basé à Vancouver, emploie aujourd’hui autant de personnes que GehryTechnologies à son zénith. Principalement sous-traités par des entreprises, ils se sont spécialisés dans la modélisation, gestion PLM et fabrication d’éléments préfabriqués, notamment en CLT. Un bel exemple est l’une des plus hautes tours en CLT à Vancouver (BrickCommons Tallwood). Le chantier prendra finalement 9.5 semaines soit 5 semaines de moins que prévu, soit une économie approximative de 300 000 euros, le genre de détails qui ne passent pas inaperçus pour les promoteurs. Le marché anglo-saxons est certes différent mais on retrouve les mêmes compétences en Europe également.  La société Treegram basée à Lyon, s’est positionnée sur les projets emblématiques de la fondation Louis Vuitton ou Luma et travaille étroitement maintenant avec des promoteurs comme Woodeum, spécialisée dans la construction CLT, impliquant un haut degré d’automation et de digitalisation. Ce genre de rapprochement montre qu’il y a des possibilités de partenariat sérieux entre les décideurs et les acteurs qui possèdent une réelle expertise. A tel point qu’on observe depuis les 3 dernières années le rachat successif d’entreprises de VDC/BIM comme GehryTechnologies par Trimble, MBAcity par BTP consultants, Decode BIM par Engie ou encore Active3D par SopraSteria.

CAD makers

Figure 4- BrickCommons Tall wood – Vancouver – CADmakers

En somme des nouveaux acteurs émergent, des bureaux de contrôles rachètent des cellules BIM, des constructeurs proposent des habitats modulaires customisés et des promoteurs développent des outils d’automatisation avancés. On voit bien une hybridation profonde des métiers du BTP mais qu’en est-il des agences d’architecture ? La faiblesse réside justement dans le business model de l’architecture qui somme toute n’a pas évolué. Les missions, les livrables, les obligations et les interdictions sont clairement définis depuis la loi MOP. Non seulement le domaine d’activités des agences est cloisonné mais s’y appliquent les difficultés qu’on lui connaît : des missions qui se réduisent, une petite proportion de projets gagnés et une multiplication de cotraitants. On se demande alors quelle transformation ces derniers pourraient opérer pour mieux s’insérer dans ce fameux échiquier digital. 

Une réponse naturelle est la diversification des activités. Que ce soit des agences qui créent des départements spécialisés comme le modelling group chez Foster + Partners ou des spin off comme Shop architects avec Shop Construction, les architectes ne semblent pas avoir attendu le BIM pour capitaliser sur leur avance technologique. Cependant il est évident que l’expertise digitale ne soit pas ou plus que l’apanage des grandes agences. On pense notamment à Franck Boutté consultants, XTU architects ou Hugh Dutton Architects qui sont reconnus pour leur expertises en la matière. Les agences ayant des expertises similaires pourraient alors proposer leurs services de BIM management, modélisation, simulation, voire même des études R&D à des promoteurs, entreprises générales, bureaux de contrôle… Rien que le besoin en termes de modélisation est important et varié (reverse engineering, modélisation de pièces standards, modélisation d’existants, rationalisation de forme, simulation énergétique, modélisation de familles, sans compter la formation…), ce qui serait une activité complémentaire au travail replaçant les agences au centre de cet échiquier digital.  C’est déjà ce que font les agences françaises SONA ou Pickle, qui regroupent des architectes mais aussi des ingénieurs informaticiens, dont le chiffre d’affaire est partagé entre missions de maîtrise d’œuvre classique et BIM management allant jusqu’à la création de plugins sur mesure.

Figure 5 – Etude génétique urbaine réalisée par MESH, cellule R&D de Franck Boutté consultants basé sur l’outil Design Explorer, développé par CORE Studio/ Thornton Tomasetti.  

Avec un accès à la commande et à la prestation de plus en plus en ligne (Amazon Turk, Malt), un maillon qui semble manquant pour l’instant est la plateforme qui mettra en relation ces acteurs. Inexistante aujourd’hui pour la construction, Dassault Systèmes a mis en place pour le secteur industriel l’engineering services market place qui permet aux entreprises de « poster » leur besoins globaux (mise en place de méthodologies) ou spécifiques (modélisation ou simulation d’une pièce) qui les mettra en relation avec un ou plusieurs prestataires avec des devis estimatifs. La très récente initiative de Core studio, Swarm, qui permet aux utilisateurs de se partager/vendre leurs scripts sur une plateforme, va dans ce sens mais ne couvre pas encore l’échange de services. Cela pourrait également être une porte d’entrée vers d’autres industries qui ont des besoins d’automatisation (comme Treegram avec Naval Group). En attendant, il faudrait que cette hybridation pousse les agences à investir aussi dans le business development comme n’importe quelle entreprise de services aujourd’hui. Les formations ou masters spécialisés comme ceux des Ponts et Chaussées ou de Paris-Dauphine font partie des moyens de sensibiliser les architectes à comprendre le marché, créer un réseau, construire une offre de service etc. pastedGraphic_3.png

Figure 6 – La Engineering services market place imaginée par Dassault Systemes met en lien des entreprises cherchant des expertises (en modélisation, simulation…) avec des bureaux d’études spécialisés. Cela permet un meilleur accès aux services et surtout un échange d’expertise entre industrie.  

Le titre du rapport cité en introduction est bien entendu sa conclusion, mais semble viser particulièrement les agences d’architecture. Ces dernières devraient valoriser leur expertise technologique dans une industrie où la majeure partie des investissements en termes de R&D viennent des autres acteurs du BTP. Les architectes ont toujours bénéficié cependant d’une richesse de profils et d’une approche créative par rapport aux technologies qui les placent de facto à l’avant-garde dans ce domaine. La proportion d’architectes spécialisés qu’on retrouve dans d’autres entreprises d’ingénierie, de construction, ou d’édition de logiciels le montre bien. Cette hybridation de business model semble donc une bonne approche pour offrir des services complémentaires à l’architecture, replaçant celle-ci au centre des enjeux de cette industrie. Pour que les futures initiatives comme GehyTechnologies viennent des architectes, il faudra néanmoins que les agences investissent et capitalisent sur leur expertise digitale. Si l’investissement dépend plus d’un contexte économique encore fragile, la capacité à capitaliser dépend plus de la volonté des agences d’architecture, qui pour l’instant semble relativement faible.  

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