Quid des impacts du numérique sur la recherche universitaire ?

Auteur : Aurélie de Boissieu_

DOI : https://doi.org/10.48568/rha7-5×36

[ article précédemment publié sur complexitys.com ]

A force de s’intéresser aux impacts du numérique sur les pratiques des architectes, on finit un jour par interroger les impacts du numérique sur sa propre pratique de chercheur…

Cette interrogation est l’objet même des « Digital Humanities » à propos des sciences humaines. Cet article propose d’investir ce champ, en vue d’éclairer les influences des usages du web et du numérique sur les pratiques de la recherche scientifique.

« DSP 55: Mech Eye 2007-07-11 » par vernhart

Comment situer les impacts d’Internet et du numérique sur les pratiques de la recherche ?

Dans certains cas, le numérique participe de la définition de nouveaux objets scientifiques (ce sur quoi porte la recherche, ce que la recherche vise à éclairer).Le sociologue Antonio Casilli  s’intéresse, par exemple, à l’image du corps et aux sociabilités sur les réseaux sociaux en ligne. L’anthropologue Gabriella Coleman travaille quant à elle, sur les pratiques numériques des Anonymous. Vous, intervenants de DNArchi vous vous intéressez vous-mêmes à un objet scientifique numérique puisque cette plateforme porte sur les enjeux de la « conception architecturale numérique ».

Dans d’autres cas, le numérique participe de la définition de nouveaux corpus d’étude (les données analysées). Par exemple certains chercheurs étudient des documents anciens qui ne sont consultables que numérisés en raison de leur fragilité. La base de données Gallica de la BNF par exemple est une source de données numérisées pouvant faire l’objet d’études diverses. Les données produites ou récoltées sur internet (statistiques d’usages de réseaux sociaux, des interactions, des contenus, etc.) peuvent également constituer des corpus de données très riches.

Dans d’autres cas encore, le numérique intervient au niveau des pratiques de la recherche mêmes avec l’introduction des outils informatiques. Cet investissement des outils numériques au sein des pratiques de recherche s’observe au niveau des outils de veille informationnelle (les readers), des outils bibliographiques (Zotero, EndNotes), en passant par des outils de traitement des données.

Grâce aux outils numériques, les méthodes d’analyse de données se transforment. Le séminaire « Socio-informatique et Argumentation » de l’EHESS s’intéresse par exemple aux traitements informatisés de grands ensembles de données. Les méthodes de recherche visant la modélisation de phénomènes par leurs simulations (comme  en sciences dites dures)  sont devenues fortement numérisées. La représentation numérique est aujourd’hui utilisée pour simuler des processus chimiques, biologiques, etc. Le travail de Frank Varenne sur l’épistémologie des modèles et la simulation informatique dans les sciences contemporaines en donne un aperçu intéressant.

Enfin, la diffusion de la recherche se voit aujourd’hui facilitée grâce au recoursaux techniques du web. Cet impact du numérique sur les pratiques de la recherche scientifique est celui que nous développons dans cet article.

La diffusion numérique de la recherche

Les canaux de diffusion se multiplient : Archives Ouvertes (comme HAL-SHAS  pour les sciences sociales), revues électroniques, blogging scientifique, etc.  Les formats, les temporalités mais aussi les contenus et le rapport aux éditeurs se transforment.

Diffuser, valoriser, soumettre un travail à la critique et/ou à la conversation scientifique ou encore, permettre le travail collectif sont autant d’activités de la recherche facilitées ou modifiées grâce à la diffusion numérique.

« Le blogging scientifique » s’offre en particulier comme un mode novateur de diffusion de la recherche.  Depuis quelques temps, des chercheurs s’investissent dans l’écriture de blogs professionnels. Sur la plateforme hypotheses.org, par exemple, fondée en 2007 par le CLEO (Centre pour L’Edition Electronique Ouverte), plus de 250 blogs scientifiques, ou « carnets de recherches », sont développés aujourd’hui. Ces « carnets de recherche » permettent de communiquer la science en train de se faire.

Bien sûr, « communiquer la science en train de se faire » est également l’objectif des circuits traditionnels de publication (revues peer reviewing, colloques, etc.) mais ici le format du « billet » de blog (court et écrit dans un style plus journalistique qu’académique) entraîne la publication de contenus différents : des recherches en cours de constitution, des fragments de recherche, des éléments de corpus, etc.

Différents « carnetiers » (ou bloggeurs) mettent d’ailleurs en évidence la liberté de publication que permet ce genre de support : la ligne éditoriale de son blog est choisie librement et le format des articles semble finalement très ouvert (fréquence, contenu, longueur, ton, etc.).

Les blogs de recherche peuvent être personnels ou collectifs. Personnels, ils permettent à un chercheur de maîtriser la présence de sa recherche sur Internet ; son « ego référencement » pour reprendre les termes de Marin Dacos dans son article « Comment mieux faire connaître mes recherches ». Quand ils sont collectifs, les blogs permettent de rassembler plusieurs voix autour de problématiques communes.

On trouve également sur hypotheses.org des blogs plus spécifiques, comme ceux de bibliothèques visant à communiquer autour de fonds documentaires, ceux de séminaires,  ceux de revues ou encore ceux de projets ANR, d’instituts de recherche ou de veilles informationnelles.

Que transforme le numérique dans la diffusion de la recherche ?

Le numérique semble transformer la visibilité et le positionnement de la recherche dans la société. La diffusion numérique rend accessible des travaux auparavant plus confidentiels, et les temporalités de publication peuvent être très courtes si le chercheur le souhaite. Les travaux participent alors différemment aux débats publics.

L’article de Pierre Mounier « Qu’apportent les digital humanities ? Quelques exemples (1/2) (2/2) » est particulièrement marquant quant à la transformation des temporalités d’écriture et des canaux de diffusion. Ainsi P. Mounier revient sur une recherche d’A. Casilli et P. Tubaro sur les émeutes qui ont eu lieu à Londres entre le 6 et le 9 août 2011. Cette recherche « Why Net Censorship in Times of Political Unrest Results in More Violent Uprisings : A Social Simulation Experiment on the UK Riots »  a été menée en réponse, en quelques jours seulement, après l’assertion du Premier Ministre britannique David Cameron selon laquelle les réseaux sociaux auraient amplifiés ces émeutes. L’article dément l’assertion en montrant que les pics d’utilisation de twitter ne correspondent pas au moment des émeutes mais interviennent après.

Pierre Mounier dans son article rend compte de la stratégie de communication mise en œuvre par les auteurs de cette recherche : l’article a tout d’abord été publié sur une archive ouverte, puis sur leurs blogs et enfin par de nombreux médias (en particulier par des journaux en ligne). Pour P. Mounier, « l’originalité de la démarche des deux sociologues réside autant dans le tempo de leur publication que dans la méthode mise en œuvre » .

La recherche s’inscrit usuellement dans des temporalités longues qui permettent de prendre du recul. Ce n’est pas le cas de la recherche d’A. Casilli et P. Tubar. Celle-ci, effectuée dans l’urgence de l’actualité, s’appuyait sur des travaux préalables, en particulier pour la construction de la méthode d’analyse. Sa rapidité procède de sa visée qui consistait à vouloir participer au débat public et à vouloir éclairer l’action politique.

Cette visée « citoyenne » est également celle de la revue metropolitiques.eu  qui publie des textes de chercheurs et de praticiens pour un public d’universitaires mais aussi d’élus et de citoyens de tous bords, en vue d’enrichir le débat sur la ville et l’aménagement.

Le numérique semble pouvoir transformer la visibilité et le positionnement de la recherche dans la société.

L’étude de données numériques et la publication en ligne de recherches permettent par ailleurs d’associer, en ligne, un résultat scientifique à ses références et ses sources, voire même, directement au corpus de données analysées. Un autre rapport à la recherche, questionnant les notions d’expertise et de transparence s’en suit (à ce sujet, voir le podcast de l’émission « la place de la toile » du 2 juillet 2010 sur les Digital Humanities).

Notre interrogation nous conduit donc à croire que le recours au numérique pour la diffusion de la recherche favorise la participation des publications aux débats publics ainsi que l’engagement citoyen du chercheur (même si la responsabilité sociale des scientifiques va bien au-delà, voir à ce propos l’article  de Mélodie Faury « Comment aborder la question de la responsabilité sociale des scientifiques ? »).

Dans certains cas, le « blogging scientifique » favorise également une réflexivité du chercheur sur sa pratique scientifique. Cela opère au travers, par exemple, de la soumission de sa recherche mais également au travers de réflexions spécifiques qui ne peuvent être publiées dans les circuits traditionnels de la recherche (http://infusoir.hypotheses.org/).

La mise en visibilité de questionnements peut créer des rencontres, cela a parfois donné lieu à la création de réflexions communes notamment sur des blogs collectifs comme sur http://reflexivites.hypotheses.org/.

Dangers des impacts du numérique pour la diffusion de la recherche

Interroger les impacts du numérique sur la recherche pour les comprendre mais également pour faire évoluer les pratiques de la recherche, impose de les aborder dans le sens de leurs apports mais également du point de vue des risques qu’ils peuvent entraîner.

La transformation des temporalités de publication par exemple, pose la question de la viabilité d’une immédiateté de la recherche. Ainsi Pour P. Mounier, le travail d’A. Casilli et P. Tubaro, réalisé dans l’urgence de l’actualité, ne propose pas un cadre alternatif de compréhension de la réalité sociale. Les auteurs réutilisent un cadre élaboré dans d’autres recherches qui, selon P. Mounier, n’exploite pas la richesse des méthodes d’enquêtes et de recherche exposées par A. Casilli lui-même dans son ouvrage Les liaisons numériques.

Par ailleurs, la transformation des modalités d’écriture offertes aujourd’hui par le blogging scientifique pose la question de la qualité scientifique de la recherche qui, souvent, est mise en ligne sans la relecture d’un comité de lecture expert et qui pourrait en garantir le contenu.

Nous reprendrons ici la conclusion de P. Mounier, qui, s’il convient que l’enthousiasme provoqué par les Digital Humanities soit justifié, met le lecteur en garde contre les écueils qu’elles représentent également.

 

Pour citer cet article

Aurélie de Boissieu, « Quid des impacts du numérique sur la recherche universitaire ? », DNArchi, 16/05/2012, <http://dnarchi.fr/pedagogie/quid-des-impacts-du-numerique-sur-la-recherche-universitaire/>

 

Références :

Antonio Casili, Paola Tubaro, « Why Net Censorship in Times of Political Unrest Results in More Violent Uprisings: A Social Simulation Experiment on the UK Riots », 2011, Social Science Research Network [en ligne], URL : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1909467 (consulté le 27-04-2012)

Antonio Casili, Les liaisons numériques, Editions du seuil, Paris, 2010.

Gabriella Coleman, « Anonymous. Du lulz à l’action collective », Owni, 12/12/11 [en ligne], URL: http://owni.fr/2011/12/12/anonymous-lulz-laction-collective-wikileaks-hackers/ (consulté le 27-04-2012)

Marin Dacos, « Comment mieux faire connaitre mes recherches » Homo numericus, 23/11/09 [en ligne], URL: http://blog.homo-numericus.net/article10288.html (consulté le 27-04-2012)

Mélodie Faury, « Comment aborder la question de la responsabilité sociale des scientifiques ?»  L’infusoir, 29/08/11 [en ligne], URL: http://infusoir.hypotheses.org/1154 (consulté le 27-04-2012)

Pierre Mounier, « Qu’apportent les digital humanities ? Quelques exemples (1/2) (2/2) » [en ligne], 28/08/11,  Homo numericus, URL: http://homo-numericus.net/spip.php?breve1011 (consulté le 27-04-2012)

« Digital Humanities » émission de Xavier DE LA PORTE « Place de la toile » sur France Inter, avec Jean-Philippe Magué, Marin Dacos, Stéphane Pouyllau et Corinne Welger-Barboza. Podcastable sur http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-digital-humanities-2010-07-02.html  (consulté le 27-04-2012)

Et encore plus d’informations dans la proposition de plan de l’ouvrage Read Write Book 2 du CLEO ici : http://readwritebook.pbworks.com/w/page/50944175/Proposition%20de%20plan

et dans le Compte Rendu de la séance « Visibilité et partage de la recherche : Comment penser la présence de sa recherche sur internet ? » du séminaire doctoral « les Cafés de l’Après Thèse »

About author
Aurélie est doctorante en Architecture au MAP-MAACC depuis 2009. Ses recherches portent sur les usages de la modélisation paramétrique en architecture. Dans le cadre de ses recherches, elle enseigne également Grasshopper et la géométrie des projections à l'Ecole Nationale Supérieure de Paris-La Villette.
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