Auteur : Jean-Pierre Péneau_
[Cet article est la suite de l’intervention de Jean-Pierre Péneau lors des conférences SCAN12 de juin dernier. Après avoir exposé les enjeux de la complexité et les débuts du CERMA, JP Péneau présente ici comment la complexité des ambiances architecturales et urbaines peut-être abordée et prise en compte, entre autres via le numérique.]
La voie du complexe: le sujet dans la boucle
Il faut bien admettre que nos travaux de modélisation et de simulation n’ont longtemps relevés que très faiblement du paradigme de la pensée de la complexité et de sa posture méthodologique tels que nous les avons évoqué précédemment [voir : L’approche ambiantale : une complexité augmentée. Partie I].
Il en a été tout autrement avec le tournant qu’a représenté notre engagement dans la thématique des ambiances. Cette inflexion significative a suivi le mariage arrangé par la Direction de l’architecture et le BRA [Bureau de la Recherche Architecturale] du CERMA avec nos collègues et amis grenoblois du CRESSON. Le montage en 1992 du DEA commun et de la filière doctorale des ambiances a précédé la création de l’UMR CNRS éponyme. Une telle fusion institutionnelle et thématique n’a pas été sans conséquence : un nouveau panel méthodologique et théorique est venu, sinon se substituer, tout au moins interférer avec le cadre constructiviste précédent. En regard de la mouvance de l’informatique et de la systémique, ce sont d’autres acteurs d’un autre courant majeur de la pensée qui sont alors devenus référents.
« Néo phénoménologie »
L’accent mis sur le vécu sensible a nettement recentré la visée sur l’expérience du sujet ; ceci pour une part selon les voies du pragmatisme de J. Dewey, mais plus encore sur celles de la phénoménologie. En la matière, aux figures tutélaires héroïques d’Husserl, d’Heidegger de Merleau-Ponty, il faut associer deux de leurs héritiers ayant abordés spécifiquement les questions de l’espace sensible et souligner notre dette vis-à-vis des travaux fondateurs d‘Erwin Strauss et de Ludwig Binswanger. L’un et l’autre ont inspiré la néo-phénoménologie contemporaine d’expression germanique et ont ouvert la voie aux contributions déterminantes d’Hermann Schmitz, de Gernot Boehme et de Peter Sloterdijk.
Auteur de Vom Sinn der Sinne, Ein Beitrag zur Grundlegung der en1935 (traduit sous le titre : Le sens des sens Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble Editions J.Millon, 1989) Erwin Strauss, neurologue, psychiatre et philosophe allemand, a été membre du premier cercle du mouvement européen de psychiatrie phénoménologique et anthropologique. Ce groupe a combattu le point de vue mécaniste et physicaliste en psychologie et en psychiatrie, à partir d’une conception philosophique élargie de l’existence humaine. On lui doit une critique de la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés et de la psychologie objectiviste. A un sujet intemporel fictif il substitue le sujet vivant, avec le sentir comme mode fondateur de l’expérience.
Son contemporain Ludwig Binswanger mobilise les ressources psychanalytiques, phénoménologiques et daseinanalytiques, pour régler aussi des problèmes psychiatriques. Il envisage notre rapport au monde, dans une inscription à la fois corporelle, thymique et spatiale avec la triade : Leib, Stimmung et Raum. Binswanger met notamment au jour la spatio-thymie du sujet, à savoir la façon dont son rapport à l’espace est toujours lié à une humeur. Il instaure cet espace « thymique » du plus haut intérêt pour la thématique de l’ambiance, indiquant l’existence d’une région de l’espace qui n’est pas soumise aux lois de la physique, qui n’est pas géométrisable, ni même géographiquement localisable. Il avance en 1930 dans Rêve et existence que l’espace onirique est la matrice de cet espace thymique.
Parmi les continuateurs de ce courant dans la mouvance post-heideggerienne. Peter Sloterdijk est sans conteste une figure majeure de la pensée contemporaine. Dans sa monumentale trilogie des « Sphères » [Sphères I : Bulles, microsphérologie 1998; Sphères II : Globes, macrosphérologie 1999 ; Sphères III : Écumes, sphérologie plurielle 2004], il substitue à « l‘être-dans–le-monde » des penseurs du siècle passé, ce qu’il désigne par « l’être–dans-les sphères », envisagées comme des lieux à la fois climatériques et symboliques. Dans le deuxième volume « Globes » il met l’accent sur l’universalité et l’immédiateté de l’immersion dans les « atmosphères » :
Le sixième sens est toujours le premier, car c’est par son biais que les gens, sans inductions ni recherches indirectes sur les lieux, savent sur-le-champ où ils en sont – avec eux –mêmes et avec les autres, avec tout. Ils sont plongés dans les atmosphères, et c’est à partir des atmosphères que le manifeste se manifeste à eux
Peter Sloterdijk, Sphères II : Globes, macrosphérologie, 1999. éditions Pluriel, Paris. p. 125
Pour Peter Sloterdijk, les atmosphères existent en dehors des mots et des choses, elles précèdent tout l’appareillage invoquant : émetteurs, récepteurs, canal, médium, code, message. Elles appellent :
« … quelque chose plus vaste plus ancien, plus pénétrant que l’un et l’autre, les sciences objectives ont aussi peu voulu le percevoir que les théories du discours. »
Mais nous trouvons également une armature théorique dans l’anthropologie post-structurale de Philippe Descola. Elle est développée dans son maître-livre Par de là nature et culture, qui propose le puissant modèle des quatre ontologies : totémisme, animisme, analogisme, naturalisme, régies par la combinatoire du couple physicalité/intériorité respectivement semblables et différentes. Elle nous permet surtout de bien situer les phénomènes d’ambiance dans l’intériorité du sujet.
Inscrite dans le droit fil du vitalisme nietszchéen et nourrie de la pensée de Georges Bataille et de Gilles Deleuze, l’anthropologie modale de François Laplantine nous apporte également des éclairages méthodologiques précieux. Elle aborde l’expérience de l’espace comme invention de formes sans cesse nouvelles, dans des dynamiques de tension et de rythmicité. Pris dans cette instabilité, l’instrument privilégié de la saisie du sensible et de sa restitution devient l’image animée, sonorisée de l’univers cinématographique. Le sensible est envisagé par François Laplantine comme intelligible complexe et en devenir, fondamentalement « inessentiel ». Il nous rappelle que la sensibilité ne concerne jamais un objet mais le rapport instable entre des objets et un sujet lui même pris dans une relation avec d’autres sujets.
Il faudrait aussi pouvoir détailler les apports des spécialistes des sciences cognitives et des contributions d’Antonio Damasio et d’Alain Berthoz sur la neuro-physiologie des émotions et des sentiments, sur les mécanismes de l’empathie au cœur du partage de l’ambiance.
Des traces dans l’art contemporain : l’atmosphère dans l’air du temps.
Faute de pouvoir développer ces contributions, nous resterons dans le registre signalétique pour évoquer les traces de cette attention aux atmosphères dans l’art contemporain en rappelant l’antériorité et les intuitions d’Yves Klein avec notamment ses propositions de « Cités climatisées » de 1961. Des productions plus actuelles exaltent la plastique et le pouvoir onirique de l’esthétisation atmosphérique : brumes, halos, nuages et brouillards ; l’art conceptuel les suggère aussi avec les appareillages de leur saisie objective et physique, comme le montre certaines installations de l’artiste catalan Ignasi Aballi.
La correspondance architecturale est manifeste avec la célèbre construction éphémère de Scofidio et Diller sur le lac de Neuchâtel en 2002, elle est très présente dans les propositions de l’architecture vitaliste et quasi-physiologiste de Philippe Rham. Elle est explicite dans l’œuvre exemplaire et magistrale de Peter Zumthor. Pour atteindre son objectif d’enchantement des choses du réel, sous l’égide de la perception émotionnelle des atmosphères, il décline une série de neufs thèmes majeurs. Retenons le privilège donné à la matérialité de l’architecture, aux matériaux, aux sons de l’espace conçu comme un vaste instrument, à la température.
On conviendra qu’il n’est pas facile après cette incursion dans les vertiges de la haute culture, et dans les vibrations magiques de la création plastique, de faire retour vers les grisailles du laboratoire et les réductions austères de la modélisation. On a bien compris que l’exigence de dépassement de la seule mise en forme pour atteindre cet objectif ambitieux de traitement de l’atmosphère ou de l’ambiance appelait un élargissement et une intensification de la visée.
On ne pourra contester qu’elle se traduise par une inscription dans les voies transversales et multiples de la complexité.
Mais comment l’instrumentarium collectif de notre sphère et plus particulièrement la part de celui-ci revendiquant un ancrage dans la scientificité et l’objectivité peut-il intégrer cette hybridation du formel et de l’informel, prise dans le grand défi d’un amalgame inquiétant entre l’objectivité des données physiques et les instabilités du sensible et de l’humeur du moment ?
J’évoquerai maintenant quelques propositions traduisant les travaux récents de nos équipes qui s’efforcent modestement, mais avec opiniâtreté, de se colleter avec ces périls.
Des approches numériques de l’invisible sensible
C’est tout d’abord la voie des approches numériques de l’invisible sensible, celle du dépassement de la forme selon sa dimension exclusivement visuelle : dans l’idéal elle passe par l’extension aux formes sonores, thermo-aérauliques, tactiles, olfactives.
Je donnerai un exemple de l’intégration des formes sonores avec notre essai de restitution des ambiances sonores d’un édifice détruit, en l’occurrence la salle du chapitre du monastère médiéval de l’abbaye de Clairvaux.
Les modélisations numériques de la forme construite interfèrent avec les modélisations numériques de la propagation sonore. Elles donnent lieu à des figurations graphiques traduisant des niveaux ou des indices de clarté ou de définition. Mais elles peuvent prendre une forme plus audible à partir d’un matériau sonore neutralisé dans une chambre anéchoïque. Les deux voies binaurales sont convoluées avec les propriétés spatiales et texturales de l’espace pour restituer la réception pour des acteurs occupant des emplacements différents. Les instruments de simulation permettent d’intégrer des sources ambiantes naturelles et de recréer les conditions d’écoute in situ dans un paysage sonore réaliste reconstitué.
Cette question de la restitution multisensorielle, activée par les avancées de la réalité virtuelle perpétue les vieux rêves hollywoodiens du cinéaste Morton Heilig et de son Sonorama. Il connaît avec sa machine un échec aux Etats-Unis et s’installe au Mexique. C’est dans la revue d’architecture « Espacios » qu’il donnera en 1955 son texte sur le cinéma du futur dont le MIT soulignera le rôle pionnier en le rééditant en 1992.
Les avancées technologiques dans les registres de la simulation tactile et haptique comme dans ceux de la simulation olfative commencent à faire l’objet de recherches significatives et connaissent des développements industriels, mais nous ne faisons pas plus en la matière que de procéder à une veille sur les recherches et les lancements de nouveaux procédés. Nous suivons notamment les travaux en matière de simulation électrotactile de textures, ainsi que les progrès réalisés dans la synthèse et la détection des odeurs.
Ce type d’outillage très ancré dans les hautes technologies reste et restera sans doute encore longtemps éloigné des possibilités et temporalités des pratiques projectuelles.
Des modèles projectuels faibles
Les instruments imaginés pour l’intégration de la thématique de l’ambiance dans le projet architectural et urbain n’ont pas le caractère pur et dur des modèles artéfactuels de la physique et de la morphologie. Ils sont pour partie pris dans les filets informels de l’évènementialité, du vécu sensible. Il serait plus justes à leur propos de parler de pseudo-modèles ou de modèles faibles.
Tant au CRESSON qu’au CERMA et maintenant à l’ERA de Tunis, des objets intermédiaires de ce type sous les appellations diverses d‘effets, de prototypes, de formants, de patterns ambiants, de transects … ont vu le jour et sont expérimentés. Il nous faut encore procéder ici à leur propos à quelques exemplifications.
Le CRESSON a eu un rôle pionnier en la matière à partir d’un développement très intense des méthodes d’investigation sur les parcours in situ.
Issus de ces travaux de terrain, les effets sonores de Jean-François Augoyard et Henri Torgue permettent d’aborder la complexité des phénomènes, que les seules mesures physiques, les règlements normatifs et la connaissance des faits au premier degré ne suffisent pas à restituer. Ainsi le bruit et le son ne changent pas physiquement dans l’effet Doppler, c’est le rapport entre l’observateur et l’objet émetteur qui se trouve modifié, que ce soit l’un ou l’autre qui se déplace à une vitesse suffisamment grande. Dotés d’une réelle prédictibilité ; les effets sonores représentent un outil d’intervention dans le projet architectural et urbain. 16 effets majeurs et 60 mineurs sont analysés dans l’ouvrage Sonic Experience : A Guide to Everyday Sounds de 1995 qui vient d’être traduit en anglais avec une préface de Murray Schafer.
Des répliques de ce travail ont été proposées dans le domaine des phénomènes olfactifs (travaux de Suzel Basel au CRESSON) et lumineux (Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud également au CRESSON).
La collection des prototypes sonores architecturaux de Grégoire Chelkoff constitue un autre corpus mettant en cohérence des dispositifs et dispositions architecturales et urbaines avec des réalités sonores vécues.
Un autre support : la coupe urbaine ou « transect urbain » est mise en œuvre pour une recherche exploratoire dans le cadre du PIRVE du CNRS. Elle porte sur les chaleurs urbaines à Grenoble et les déchets solides à Sao Paulo et a été pilotée par Nicolas Tixier. Elle évalue l’opérationnalité de ce mode de représentation pour les deux domaines imbriqués de la gestion des enjeux environnementaux et de la prise en compte du récit et des compétences habitantes dans un processus de projet urbain. Le transect se construit dans un travail de terrain par le dessin, la photo, le texte, la vidéo. Il devient le support des rencontres et débats entre habitants, élus, techniciens et concepteurs. (Rapport : « L’ambiance est dans l’air » déc. 2011).
Les patterns ambiants mis au jour par Yannick Le Corre au CERMA viennent donner un contenu ambiantal actualisé à l’appareillage quelque peu suranné de Christopher Alexander. A partir du recueil empirique des classes significatives d’ambiance urbaine et des scènes où elles se manifestent, on propose une représentation synthétique agrégeant la multidimensionalité complexe de chacune d’entre elles.
La constitution de ces objets se décante à partir des enquêtes socio-anthropologiques in situ, Elles associent à la description morphologique des lieux, le recueil des conditions ambiantales objectives et la caractérisation du vécu sensible des acteurs. Cette dernière fait une part majeure à sa traduction langagière, mais passe aussi par le recueil d’une réactivité plus immédiate : celle de l’émotion et de la réponse corporelle aux sollicitations du milieu ambiant. Ainsi au signal physique de l’enregistrement sonore sont associés le récit du ressenti du sujet déambulant et la mesure émotive du stress à travers la méthode de mesure électrodermale mise au point par l’Affective Computing Group de Rosalind Picard au Medialab du MIT. Nous expérimentons cet équipement dans le cadre d’un projet de coopération CMCU associant l’Unité de traitement du signal de l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis et l’Equipe de Recherche sur les Ambiances de l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis aux laboratoires CERMA et CRESSON (travail doctoral de Faten Hussein et mémoire de mastère de Sana Layeb en 2012). Les modifications de la conductance de la peau se traduisent par l’apparition de pics qui caractérisent une activité électrodermale et qui peuvent correspondre à un stress, une excitation ou une activité appelant un niveau cérébral et émotionnel élevé.
Un recours plus formel aux canevas de la complexité
L’interprétation respective de chacun de ces registres, puis celle de leurs interactions, ne manquent pas de mettre au jour un niveau élevé de complexité. Il appelle de notre part une inscription plus attentive et, à coup sûr, plus formelle dans les canevas élaborés par Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne. Ce dernier nous invite aussi à un questionnement critique sur les modalités de construction des systèmes de représentation créés ou manipulés. A un examen attentif de la manière dont ces systèmes peuvent affecter la phénoménologie de la « réalité » étudiée.
De nouveaux paradigmes introduisant des incertitudes, des jeux, des fluctuations, bifurcations, instabilités et déviances doivent venir battre en brèche et finalement enrichir une part des schémas déterministes qui restent dominants dans la sphère de la modélisation numérique. L’expérience sensible du monde, son enracinement biologique dans les formes immédiates de la résonance fusionnelle appellent une dialectique plus fine et plus souple de l’ordre et du désordre. Celle-ci est également au cœur des processus créatifs et des opérations projectuelles. Nul doute que les trames conceptuelles solides de la pensée complexe doivent être déployées à leur propos.
C’est le mérite de cette belle rencontre de nous avoir incités à ouvrir ce nouveau chantier.
Pour citer cet article
Jean-Pierre Péneau, « L’approche ambiantale : une complexité augmentée. Partie II », DNArchi, 17/10/2012, <http://dnarchi.fr/culture/lapproche-ambiantale-une-complexite-augmentee-partie-ii/>