Architecture « résolument » numérique : Paradigm Shift vs. paradigme albertien ? II/III

Auteur : Denis Derycke_

[Dans un précédent article, nous avons mentionné deux paradigmes liant l’architecture aux objets graphiques à travers laquelle elle se conçoit : l’un dit « albertien », qui remonte à la Renaissance et qui a permis l’émergence de l’architecte-concepteur par le biais de la représentation graphique, et l’autre, souvent appelé « Paradigm Shift », qui prétend redéfinir le processus de conception architecturale suivant la condition numérique contemporaine. Dans cet article, ainsi que dans celui qui va suivre, nous allons interroger les objets graphiques anticipant quelques projets iconiques de la jeune histoire du numérique, et ce dans le but de chercher pertinemment une forme de continuité entre et l’ancien paradigme et le nouveau, plutôt que l’opposition généralement présentée comme évidente.]

Architects in Cyberspace

L’approche de Marcos Novak, détachée du monde physique, n’est finalement qu’assez peu représentative du courant de pensée dominant chez les architectes s’intéressant au phénomène numérique dans ces années-là. Les outils numériques des années 1990 semblent plutôt destinés à ouvrir un potentiel formel hors normes pour la conception de bâtiments. Le Pli Leibniz et le baroque[1] de Gilles Deleuze paraît en 1988. Réhabilitant une forme d’architecture (néo-)baroque, le concept de pli sera transposé – de manière souvent assez littérale – dans la conception architecturale principalement par des Américains cherchant à insuffler des idées neuves et radicales dans l’approche contemporaine. Peter Eisenman verra en cet ouvrage une possibilité de suite logique à la déconstruction de la fin des années 80, et ses systèmes formels de collisions de trames décalées glisseront doucement vers des objets exprimant une certaine forme de continuité. En 1993, Greg Lynn, ancien élève d’Eisenman, est l’éditeur invité du numéro Folding in Architecture de la revue britannique Architectural Design. Dans un texte intitulé Architectural Curvilinearity : The Folded, the Pliant, and the Supple[2], Lynn y pose les bases conceptuelles de l’architecture pliée, flexible et souple. Le propos de Lynn est théorique. La revue ne regorge pas encore de l’univers graphique numérique lisse et abstrait qui deviendra plus tard la marque de fabrique de la tendance. Dans ce texte, Lynn remarque que depuis la postmodernité, de Venturi aux déconstructivistes, les architectes ont recherché la représentation architecturale des contradictions par des systèmes formels hétérogènes, fragmentés et conflictuels[3]. Simultanément, il observe que des mouvement néo-classiques, néo-modernistes ou régionalistes se sont opposés à la dislocation et ont tenté de reconstruire des espaces urbains homogènes. Selon lui, aucune des deux approches n’est adaptée à la condition architecturale et urbaine de l’époque, mais elles se basent toutes deux sur l’analyse contextuelle. En réponse, Lynn propose une approche au sein de laquelle les formes et transformations souples pourraient incorporer les différences dans un système à la fois continu et hétérogène. Le pli permet donc d’intégrer la complexité et les éléments hétérogènes tandis que la fluidité exprime l’unité. De manière théorique, l’architecture reste dépendante du contexte[4] ; ce sont les champs de forces[5] émanant du site qui génèrent l’architecture. Poursuivant la métaphore d’une architecture fluide, il évoque la notion de viscosité[6] pour l’établissement de connections pertinentes entre le site et le projet. A la fin du texte, Lynn, anticipant sans le savoir la suite qui sera donnée plus tard à la tendance curvilinéaire, souligne qu’il est plus important de maintenir une logique plutôt qu’un style[7].

 Les années qui suivent cette publication verront déferler une constellation d’images numériques représentant des formes molles, lisses et diaphanes, sans échelle, décontextualisées sur un fond noir uni évoquant la démesure du Cyberspace, métaphore évidente de l’infini cosmique. L’engouement des architectes est énorme, de même que la fascination pour la nouveauté incarnée par les possibilités a priori illimitées de l’espace numérique. Simultanément, le support médiatique est assuré, entre autres, par la publication bimensuelle britannique Architectural Design, qui traite abondamment de la question numérique. En publiant des numéros tels Folding in Architecture (1993), Architects in Cyberspace (1995), Architecture after Geometry, (1997), New Science = New Architecture (1997), Architects in Cyberspace II (1998), ou encore Hypersurface Architecture (1998), la revue procède à une forme d’évangélisation de son lectorat international en rassemblant des auteurs tels Neil Spiller, Greg Lynn ou Stephen Perrella.

Quelques numéros représentatifs, récents et anciens, de la revue britannique Architectural Design.

Quelques numéros représentatifs, récents et anciens, de la revue britannique Architectural Design.

La fin des années 90 voit surgir de terre les premières constructions issues de la conception numérique, ce qui met en lumière quelques contradictions inhérentes à cette architecture. Une brève analyse de quelques projets représentatifs de cette époque permet de faire la part des choses entre des aspects revendiqués comme étant révolutionnaires et l’ancien paradigme, tantôt dans sa dimension conceptuelle, tantôt dans sa dimension constructive.

Un premier exemple emblématique est le Fresh Water Pavilion, situé sur la presqu’île artificielle Neeltje Jans de la côte de Zélande, que l’agence néerlandaise Nox conçoit entre 1993 et 1997. Le projet est une coque en tunnel, dont les 14 sections elliptiques régulièrement espacées ont subi des déformations progressives de manière à obtenir un volume informe et aveugle. Faiblement éclairé par des effets de lumière artificielle colorée, l’intérieur est composé de jeux formels organiques servant de support à des installations didactiques interactives sur le thème du cycle de l’eau douce. Les volumes courbes, les sensations de fluidité spatiale comme métaphore de la fluidité de l’eau, ainsi que l’ambiance lumineuse et sonore, confèrent à cet espace une cohérence certaine entre expérience formelle et expérience sensorielle[8]. Comme dans un milieu aquatique, le visiteur y perd ses repères, notamment celui de la verticalité. Le projet sera présenté à travers plusieurs publications par quelques images de synthèse directement issues de l’univers graphique abstrait et lisse précédemment décrit dans ce texte, ainsi que par un set de photographies bleutées reflétant bien l’univers fantasmagorique de l’intérieur du pavillon terminé. Ceci, outre le vocabulaire formel souple mis en œuvre dans le bâtiment, liera définitivement le Fresh Water Pavilion aux symboles de l’architecture numérique « opiniâtre ».

Nox - Fresh Water Pavilion, 1997. Photo : Denis Derycke

Nox, Fresh Water Pavilion, 1997. Photo : Denis Derycke

Nox - Fresh Water Pavilion, 1994. Vue géométrale – Collection du FRAC Centre.

Nox, Fresh Water Pavilion, 1994. Vue géométrale – Collection du FRAC Centre.

Mais si l’expérience spatiale et sensorielle que propose Nox relève bel et bien de la nouvelle hybridation entre mondes physique et numérique de la Transarchitecture précédemment évoquée, le mode de conception du bâtiment ainsi que ses principes tectoniques semblent beaucoup plus classiques. En effet, le Fond Régional d’Art Contemporain d’Orléans possède dans sa collection des documents originaires de la genèse du projet[9] : maquettes de recherche faites de carton, de morceaux de métal et de papier froissé, croquis au crayon, dessins géométraux de facture traditionnelle. Somme toute, pas grand chose qui suggère le numérique…

Conçue presque simultanément, la Korean Presbyterian Church de Greg Lynn, située dans le Queens à New York et terminée en 1999, constitue un autre emblème de l’architecture numérique. Dérivé des démarches procédurales par diagrammes de Peter Eisenman, le projet est issu de modèles 3D qui synthétisent un processus conceptuel abstrait, autonome et ouvert. La géométrie de l’objet n’est qu’une instance d’un développement formel numérique et paramétrique qui en contient potentiellement de nombreuses autres. Plus le processus avance, plus les formes rondes, les blobs, sont synthétisés par des facettes ; plus la fluidité se raidit voire se segmente, plus l’objet semble tendre vers un compromis formel tectoniquement crédible, mais en abandonnant le postulat curviligne de départ[10]. Le bâtiment joue donc d’une forme ovoïde fluide, laquelle confrontée à l’architecture existante d’un ancien bâtiment industriel, se divise en stries parallèles et se rigidifie. L’intersection entre la forme organique et la boîte de la construction en place constitue la nef de l’église. Si de l’extérieur et en restant à bonne distance, l’église rappelle les volumes télescopés et fracturés de la déconstruction, une visite du bâtiment révèle l’incohérence formelle et structurelle de l’ensemble. Élément fondateur du projet, la continuité entre la partie intérieure et extérieure de la coque, est à peine suggérée formellement, et ignorée au niveau de l’expression constructive. Les éléments extérieurs de la coque sont supportés par une structure poteau/poutre apparente qui ramène l’audace volumétrique initiale à l’originalité tectonique d’un simple hangar. Les raccords intérieurs entre les éléments organiques et les éléments orthogonaux ne semblent pas avoir été traités, ce qui révèle des pans de mur au découpage particulièrement improbable. L’impression que donne le bâtiment, lorsqu’on compare les documents de sa genèse à sa version construite, est que Lynn est resté dans un univers numérique abstrait, et qu’il n’a pas confronté son modèle aux problèmes concrets de l’architecture.

Greg Lynn - Korean Presbyterian Church,1999. Photo : Denis Derycke

Greg Lynn, Korean Presbyterian Church, 1999. Photo : Denis Derycke

Les deux exemples ci-dessus mettent en exergue deux questions fondamentales du lien entre numérique et architecture. La première, totalement inhérente au phénomène, consiste à examiner ce qui est réellement numérique dans ce qui est revendiqué comme tel, que ce soit dans la logique conceptuelle, le style formel, les moyens de représentation : en quoi le numérique est-il le générateur de l’architecture, et concurrence-t-il réellement en ce sens le paradigme albertien de la conception architecturale ? En quoi les objets graphiques du numérique se distinguent-ils des moyens de représentation en usage depuis des siècles, à savoir les systèmes de projections géométrale, perspective ou axonométrique, ou encore de la maquette ? La seconde est pré-existante au phénomène numérique, mais a été magnifiée par ce dernier. Il s’agit de l’autonomie grandissante de la réflexion conceptuelle et de la représentation graphique par rapport à toute forme d’implémentation de l’architecture dans l’univers du bâti. La rupture entre conception et construction, initiée par Alberti, exaltée par Boulée, manipulée par les constructivistes, exploitée ensuite par certains post-modernes pour développer une réflexion critique et autonome, détachée de tout contexte, trouve dans le numérique un formidable environnement pour se déployer.

Tandis que la logique théorique d’une exploitation abstraite du numérique peut être facilement appréhendée, la transposition cohérente dans le monde physique des aspects tectoniques, constructifs et économiques de projets issus de ce mode de conception, prend souvent des allures de confrontation. Cette confrontation a tendance à être adoucie aujourd’hui avec les moyens de production « non standards »[11]. De nombreuses jeunes agences d’architecture font aujourd’hui de la conception paramétrique de formes courbes et complexes ainsi que de la réalisation de ces formes par les moyens de production numériques (tels l’impression 3D ou la découpe laser) l’enjeu principale de leur réflexion architecturale. Comme l’a montré l’exposition Archilab 2013 – Naturaliser l’architecture[12] qui s’est récemment tenue au FRAC Centre à Orléans, les productions architecturales de ces agences concernent en général plus le domaine de l’art, du design, de la mode, de l’installation, ou de l’utopie. Les moyens de conception et de production numérique sont mis en œuvre de manière cohérente sur des objets qui ont au mieux la taille de pavillons ou de scénographies. Les enjeux architecturaux concrets auxquels ils se confrontent et dans lesquels leur discours trouve sa cohérence sont donc très limités. A contrario, des agences telles designtoproduction[13] ont comme objectif de faire de l’implémentation de structures courbes, irrégulières, de grande échelle et à la tectonique complexe, une réalité constructive et économique cohérente. Néanmoins, la question de l’intérêt de la mise en œuvre d’un tel arsenal technologique pour construire ces formes n’en subsiste pas moins.


[1]     DELEUZE, Gilles. Le Pli – Leibniz et le baroque. Paris : Les Éditions de Minuit, 1988.

[2]     LYNN, Greg. « Architectural Curvilinearity: The Folded, the Pliant, and the Supple. » In Folding in Architecture. Architectural Design Vol. 63, no.3/4 (1993):8-15.

[3]     Ibid, p.24. Traduction personnelle.

[4]     De tels processus de genèse architecturale – que Lynn envisage à l’époque comme étant profondément ancrés dans le contexte – auront pour effet de générer des objets en parfaite opposition avec ce même contexte. Antoine Picon n’hésite pas à comparer ces géométries insolites à des vaisseaux spatiaux qui viennent d’atterrir. PICON, Antoine. Culture numérique et architecture: une introduction. Bâle: Birkhauser, 2010, p.126.

[5]     Ibid, p.25. Traduction personnelle.

[6]     Ibid, p.25. Traduction personnelle.

[7]     Ibid, p.30. Traduction personnelle.

[8]     Le parcours didactique initial sur le thème de l’eau douce est aujourd’hui remplacé par une exposition beaucoup plus traditionnelle sur la sauvegarde des baleines. Les dispositifs interactifs ont étés supprimés.

[9]     Les collections du FRAC d’Orléans sont disponibles en ligne sur http://www.frac-centre.fr/ (consulté le 02/04/2015)

[10]   Le développement formel et la construction de ce projet sont abondamment illustrés dans GARAFALO, Douglas, Greg LYNN, et Michael McInturf. « Korean Presbyterian Church of New York ». In Assemblage, no 38 (1999):6-21.

[11]   Par opposition à la production traditionnelle en série (ou mass production) dans laquelle tous les objets produits sont identiques, la production non standard (ou mass customization) permet à des machines pilotées par ordinateur de produire des séries d’objets tous différents, mais issus d’un même modèle numérique. La production non standard était une réalité à petite échelle dans les années 1990 (voir les projets de Bernard Cache/Objectile), c’est aujourd’hui un moyen de produire les éléments structurels des projets de la conception numérique curvilinéaire. Voir aussi le catalogue de l’exposition Architectures non standard : MIGAYROU, Frédéric, éd. Architectures non standard. Paris: Editions du Centre Pompidou, 2003.

[12]   Voir BRAYER, Marie-Ange, et Frédéric MIGAYROU. Naturaliser l’architecture – Archilab. Orléans : HYX : Les Turbulences – FRAC Centre, 2013.

[13]   http://www.designtoproduction.com (consulté le 01/04/2015)

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