Panorama des pratiques numériques dans les bureaux d’architecture belges de petite et moyenne taille

Auteur : Adeline Stals
DOI : https://doi.org/10.48568/yt11-zd82

[Les outils de conception numérique actuels semblent impacter la complexité ressentie par les architectes dans leur activité professionnelle. Les «architectes stars» ont pu s’équiper d’outils numériques correspondants à leurs besoins, contrairement aux agences de plus petite envergure aux moyens plus limités. Quelles sont les stratégies adoptées par les bureaux d’architecture de petite taille faisant face aux difficultés technologiques? Cette contribution analyse comment les petits bureaux belges se positionnent par rapport à la complexité croissante des outils numériques, à la fois en termes d’utilisation et d’interdisciplinarité.]

Mots-clés : outils d’aide à la conception, pratiques architecturales, complexité architecturale, culture numérique, petits et moyens bureaux d’architecture

Introduction

Depuis toujours, les architectes s’interrogent quant à l’usage des outils de conception, principalement en ce qui concerne leur pertinence et leur impact à différents stades du processus de conception. Les difficultés associées à la nouvelle génération d’outils de conception résultent essentiellement de la complexité globale de ces logiciels : leur maîtrise minimale est difficile à acquérir, leur logique sous-jacente est largement incomprise, leurs interfaces sont peu attractives. Les architectes ont donc, en contrepartie, commencé à développer des stratégies pour contourner ces difficultés et retrouver une cohérence tout au long de leur processus de travail.

De leur côté, les «architectes stars», entourés de leurs équipes de développeurs, ont pu s’équiper très tôt d’outils numériques spécifiques pour surmonter certaines lacunes technologiques [1]. On pense par exemple au logiciel CATIA, adapté par Gehry technologies aux spécificités du monde de la construction. 

Mais quelles sont les stratégies adoptées par les petites et moyennes agences d’architecture? Quels sont les étapes et mécanismes du processus de conception influencés par l’utilisation d’outils numériques? Quels sont les logiciels utilisés couramment, et comment les concepteurs s’adaptent-ils pour les maîtriser? Comment ces PME traitent-elles les complexités inhérentes à ces logiciels commerciaux? Quelle est l’influence de ces changements numériques sur l’interdisciplinarité du processus de conception? 

Ces diverses questions trouvent réponse au travers des résultats d’une enquête menée auprès des architectes et ingénieurs-architectes professant en Belgique, pays largement parsemé de petits bureaux.

Méthodologie et échantillon

Au vu de la grande quantité de personnes concernées, (environ 13.000 architectes ou ingénieurs-architectes inscrits aux différents Ordres belges), nous avons opté pour un sondage en ligne structuré en trois sections : données démographiques des participants afin de contextualiser chaque profil et de tester la représentativité de l’échantillon de répondants ; culture numérique des concepteurs, les outils numériques qu’ils utilisent, leur sentiment à propos de ces outils numériques et de leur impact sur le processus de conception architecturale ; conception et les outils paramétriques.

Une description complète du contenu de ces sections, de la phase de test et des critères d’exclusion des réponses à ce questionnaire a été précédemment publiée [2]. 

Pour cette étude, plus de 700 réponses ont été recueillies et 572 réponses ont finalement été retenues, ce qui représente 4,1% des architectes inscrits aux différents Ordres des Architectes en Belgique. La proportion homme-femme observée est proche de celle recueillie par une enquête menée en 2014 par le Conseil des Architectes d’Europe. Tandis que cette étude recense 73% d’architectes masculins en 2013 [3], dans notre cas, 72,9% des enquêtes ont été complétées par des hommes et 26,8% par des femmes (tandis que 2 personnes ont préféré ne pas répondre), ce qui indique que l’échantillon est suffisamment représentatif de la population belge. 49,3% des participants ont moins de 40 ans, ce qui confirme également la relative jeunesse des designers, comme cela a déjà été observé par l’enquête de 2014. 32,9% des répondants exercent leur profession principale depuis moins de 10 ans, 27,3% l’exercent depuis 10 à 20 ans et 38,3% depuis plus de 20 ans. En ce qui concerne leur fonction principale, 52,6% des répondants sont des architectes indépendants isolés (c’est-à-dire travaillant en leur nom), 22% sont des architectes indépendants travaillant pour un collaborateur, 5,5% sont des employés, tandis que 3,9% sont des ingénieurs-architectes et 2,6% sont des enseignants (les autres participants se répartissent entre diverses autres professions de manière non significative). Tout au long de cet article, nous regroupons ce panel de participants sous le terme de «designers». L’enquête de 2014 a en outre démontré que la quantité de bureaux de taille moyenne diminue continuellement, en faveur de structures plus petites: à l’époque, déjà 74% des bureaux européens comptaient seulement 1 personne [3].

Le tableau 1 illustre donc la pertinence du cas belge, puisque 42,7% des répondants travaillent effectivement dans une agence d’une ou deux personnes. En outre, près de 80% des participants travaillent dans une structure accueillant moins de 10 personnes. Ces tendances confirment l’importance de comprendre en profondeur le travail quotidien des petits et moyens bureaux d’architecture, qui représentent donc la majeure partie du panorama professionnel belge.

Distribution de la taille des bureaux en Belgique selon notre étude. 

Table 1 Distribution de la taille des bureaux en Belgique selon notre étude.

Utilisation des outils numériques en Belgique

Les premiers résultats révèlent que 76,9% des participants utilisent des outils numériques pendant la phase de conception. La figure 1 montre en outre que les concepteurs utilisant des outils de conception destinés uniquement au dessin 2D choisissent principalement AutoCAD (56,2%), suivi de Vectorworks (19,6%) et d’ArchiCAD (14,8%). ArchiCAD est également utilisé comme outil de modélisation 3D (22,8%), mais Sketchup demeure la référence dans ce créneau en architecture, pour au moins 52,3% des utilisateurs. A l’inverse, les logiciels paramétriques tels que Grasshopper, Generative Component, Vasari ou Digital Project sont totalement ou largement ignorés par la population belge.

Figure 1. Niveau de connaissance et usage des outils numériques en architecture.

Figure 1. Niveau de connaissance et usage des outils numériques en architecture.

Par ailleurs, le sondage a offert aux participants la possibilité d’exprimer leurs appréciations quant aux aspects et fonctionnalités des logiciels qu’ils utilisent. Certains concepteurs affirment que «le projet peut être rapidement modélisé en 3D» grâce à des outils de conception numérique, en particulier grâce aux bibliothèques de données, et qu’il existe des moyens simples d’utiliser un seul logiciel pour créer simultanément en 2D et 3D. Un autre avantage des outils numériques est que «les changements sont plus faciles à réaliser sans coûts importants (temps, énergie)». Le modèle 3D leur permet également de «vérifier l’impact des choix architecturaux» et de «l’intégration urbaine», tout en permettant une meilleure compréhension et visualisation du projet de la part du client et de l’administration. Les logiciels permettent également des «échanges plus rapides» avec les partenaires, à l’extérieur et au sein du bureau (comme discuté plus loin). Alors que certains designers soulignent les avantages des outils intégrant notamment le BIM (Building Information Modeling), d’autres voient encore ces outils comme la simple «extension de leur table à dessin».

Parmi les aspects négatifs les plus couramment signalés par les participants, le fait qu’il y ait «trop d’outils disponibles» est considéré comme un défi en termes de rythme de travail au quotidien. Les «prix élevés des logiciels», les «mises-à-jour trop fréquentes» qui nécessitent des «périodes d’ajustement contreproductives» et «l’achat de nouveaux équipements informatiques» sont par ailleurs fréquemment mentionnés. Certains argumentent le fait qu’ils consacrent «trop de temps à travailler», car les outils numériques poussent à «dessiner trop précisément dès l’esquisse». Un autre critère souligné comme crucial est que «les formes complexes sont difficiles à représenter» (ex. les courbes) et que produire un «élément non standard est complexe», poussant à «moins de créativité».

Complexité et utilisation des outils numériques

Le fait qu’une large proportion de concepteurs utilise des outils numériques (76,9%) confirme tout d’abord que nos recherches répondent aux réalités quotidiennes actuelles des bureaux d’architecture belges. Soulignons également que l’utilisation des technologies numériques diminue à mesure que l’âge augmente : 17,8% des concepteurs, âgés de 55 ans et plus, déclarent ne pas utiliser d’outils numériques, comparativement à 5,9% de moins de 55 ans qui n’utilisent pas d’outils numériques.

83,6% des répondants se disent satisfaits des outils numériques qu’ils utilisent et 56% d’entre eux sont non seulement satisfaits, mais considèrent aussi que les outils numériques ne rendent pas leur travail plus complexe. A l’inverse, pour l’ensemble des concepteurs interrogés, 14,2% sont insatisfaits, et 24,1% estiment que les outils numériques ont rendu leur travail plus complexe en général (les autres répondants n’ont pas une opinion forte). Les outils numériques sont en effet listés parmi les six principaux facteurs qui rendent la pratique architecturale plus complexe de nos jours, en parallèle avec les formalités administratives, les règlementations (et plus particulièrement les prescriptions urbanistiques), la certification PEB, les techniques de construction évolutives et les demandes des clients.

La figure 2 montre que la perception de la complexité en architecture augmente globalement avec l’âge. Un effet de génération est néanmoins observé pour le groupe d’âge 41-45. 67,1% d’entre eux trouvent en effet que les outils numériques ne rendent pas leur travail plus complexe, la principale raison étant que les outils numériques leur ont permis de gagner du temps en particulier grâce aux visualisations en 3D. 

Figure 2. Complexification du travail due aux outils numériques en fonction de l'âge des utilisateurs.

Figure 2. Complexification du travail due aux outils numériques en fonction de l’âge des utilisateurs.

Au-delà de cette complexité notable, les outils numériques ont fortement accru la vitesse d’exécution des projets, facilité les échanges entre les intervenants ainsi que la mise en œuvre des projets (figure 3, 55 participants se sont abstenus). 73,5% des participants considèrent ainsi la modélisation numérique comme enrichissante pour la conception d’un projet architectural.

Figure 3. Influence des outils numériques sur différents paramètres prédéfinis de la conception architecturale.

Figure 3. Influence des outils numériques sur différents paramètres prédéfinis de la conception architecturale.

Le graphique 4 reprend les facteurs et acteurs prédéfinis qui, selon les concepteurs belges, influencent la forme conçue. Les règles de planification et les exigences des clients sont considérées de manière significative comme des critères d’influence majeure. Le logiciel 3D est le 4e facteur le plus influent en matière de morphologie architecturale.

Figure 4. Facteurs et acteurs influençant la forme conçue et produite.

Figure 4. Facteurs et acteurs influençant la forme conçue et produite.

Il est intéressant d’observer les résultats sur l’influence du facteur numérique et la façon dont les outils numériques modifient la pratique des architectes. En effet, les concepteurs semblent divisés quant à l’impact de l’ère du numérique sur la pratique des concepteurs. Ils sont, par contre, plutôt d’accord quant au fait que les outils numériques ont modifié leur contrôle sur la mise en œuvre du projet (61,4%) sans pour autant améliorer le contrôle sur les coûts de construction. 

Complexité de l’interdisciplinarité

Il est aujourd’hui largement admis que de plus en plus d’acteurs sont intégrés au processus de conception. 33,6% des participants considèrent le manque de temps comme principal facteur les contraignant à externaliser des tâches. La complexité de la forme est la seconde raison les poussant à externaliser certaines tâches, au moins pour 17,25% d’entre eux. Les concepteurs s’accordent sur le fait que l’interdisciplinarité est totalement bénéfique au développement du projet (85,4%), mais affirment que cette interdisciplinarité est difficile à gérer du point de vue humain (pour 50,1% des répondants – 181 NA supprimés) et technique (50,4% – 181 NA supprimés). D’un point de vue pratique, les designers belges considèrent que les outils numériques ont fortement facilité l’échange avec les intervenants (figure 3). Si l’on regarde de plus près ces échanges, la figure 5 révèle que les architectes externalisent rarement les étapes de conception (l’architecte étant le consultant interne le plus courant), tandis que l’ingénieur en construction est le consultant externe le plus demandé. Le spécialiste de la modélisation 3D est plus fréquemment sollicité en interne (c’est-à-dire faisant partie intégrante de l’équipe de conception), ce qui démontre une étroite proximité de travail avec l’architecte. L’infographiste est légèrement plus consulté en externe qu’en interne, indiquant que la proximité entre les deux professions est cette fois moins importante. Cette tendance a déjà été illustrée dans la figure 4: les spécialistes de la modélisation 3D sont considérés comme ayant plus d’influence sur la forme conçue que les infographistes. Toutes ces observations sont soutenues par une autre information quantitative: 46,8% des architectes considèrent la modélisation numérique comme enrichissant la conception d’un projet architectural, même lorsque cette tâche n’est pas assignée à la personne qui a principalement conçu le projet. Pour mieux comprendre ce résultat, nous devons distinguer les architectes qui considèrent la modélisation 3D comme faisant partie intégrante de leur propre processus de conception, et ceux qui considèrent que les modèles 3D ne sont utiles que pour produire des images «commerciales». Les architectes du premier groupe s’appuient généralement sur des spécialistes de la modélisation 3D considérés comme des collègues de proximité. Certains d’entre eux ont commenté: «la modélisation fait partie du processus de conception et évolue avec elle dans un processus itératif». Les architectes du deuxième groupe, d’autre part, préfèrent recourir aux infographistes travaillant souvent à distance. Certains architectes reconnaissent que le fait de confier la tâche de modélisation 3D à un consultant externe pourrait favoriser «différents points de vue, idées ou conseils»; «les architectes ne peuvent plus tout assumer» et doivent apprendre à «déléguer en donnant les bonnes informations» par «des échanges réguliers».

Figure 5. Comparaison des intervenants consultés en interne ou en externe.

Figure 5. Comparaison des intervenants consultés en interne ou en externe.

La réalite des PMEs

L’analyse quantitative exposée dans cet article clarifie la situation des pratiques architecturales belges. Cette analyse révèle les pratiques actuelles et le niveau de connaissances quant à certains outils numériques disponibles et/ou utilisés actuellement en architecture. Alors que les technologies numériques ont libéré la pratique d’une partie des architectes de par le monde, la plupart des architectes belges se sentent plutôt aliénés par ces outils. Avant tout, les concepteurs ont peu recours aux outils 3D ou paramétriques (figure 2) et utilisent plutôt les outils numériques comme un moyen plus rapide que le dessin à la main. Ils ne se sentent pas non plus préoccupés par l’avènement de nouveaux supports de conception, puisqu’ils les considèrent plutôt réservés aux grands bureaux travaillant sur des projets majeurs tels que des musées ou gares par exemple, et pas du tout adaptés à la conception de projets de plus petite ampleur tels que les logements unifamiliaux. La rigidité des normes et règlements urbanistiques laisse par ailleurs peu de place à l’intégration de nouvelles morphologies au sein du paysage. Les exigences accrues de l’administration, la demande du client et les techniques en évolution sont d’autres facteurs que les concepteurs considèrent comme des paramètres complexifiant leur travail journalier. En Belgique, force est de constater que la complexité ne se situe pas encore dans la forme conçue, mais bien dans l’utilisation même des outils numériques.

Cet article s’inscrit dans une thèse de doctorat qui s’attelle davantage à comprendre les pratiques architecturales liées à l’implémentation d’outils de modélisation paramétrique. La première phase de cette thèse consiste en l’analyse des autres parties de ce questionnaire. Les résultats permettent d’établir en quoi les outils de modélisation paramétrique se différencient des outils de CAO et influencent dès lors la pratique architecturale. La seconde phase de cette recherche est ancrée dans l’observation de terrains, à savoir de petits bureaux d’architecture. Nous identifions de la sorte quels sont les potentielles adaptations tant cognitives que organisationnelles auxquelles sont confrontés les architectes adoptant ces outils. 

[1] Shelden, D. R. (2002). Digital Surface Representation and the Constructability of Gehry’s Architecture. Masachusetts Institute of Technology.

[2] Stals, A., Jancart, S., & Elsen, C. (2018). Influence of parametric tools on the complexity of architetcural design in everyday work of SMES’s. IJAR.

[3] Architects’ Council of Europe. (2015). La Profession d’architecte en Europe 2014 : une étude du secteur. Etude réalisée par Mirza & Nacey Research.

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