Auteur : Marion Roussel_
DOI : https://doi.org/10.48568/gskc-sb79
La réponse architecturale et artistique habituelle ne suffit plus; les objets et les formes ordinaires apparaissent comme réactionnaires et inadéquats pour traiter les défis transarchitecturaux auxquels fait face une population mondiale emportée dans une transition frénétique, d’une société de l’information « cablée » à une société de la virtualité globale sans fil [1] »
Cyberespace et transarchitecture, vers l’instauration d’un continuum actuel / virtuel
Il est des termes ou des concepts qui ont marqué d’une manière toute particulière l’architecture contemporaine. L’invention du cyberespace par l’écrivain de science-fiction William Gibson [2], en 1984, est de ceux-là : le cyberespace aura influencé toute une génération d’architectes désireux de conquérir les territoires du virtuel, d’expérimenter les possibilités d’un espace dépourvu des contraintes physiques habituelles. Le plus illustre, et le plus prolifique de ces « cyberarchitectes », est sans doute Marcos Novak [3].
Dès le début des années 90, il développe ce qu’il appelle des « architectures liquides [4] » : des architectures dématérialisées et métamorphiques, passant d’une forme ou d’une place à une autre dans un mouvement fluide et continu, imitant celui de l’eau. Mais celles-ci ne seraient pas limitées au cyberespace : elles seraient destinées à se répandre dans notre monde physique. Penser des architectures à mi-chemin entre l’actuel et le virtuel, entre le matériel et l’immatériel : voici le propos de la transArchitecture.
Le terme « transArchitecture » fait partie de tout un vocabulaire inventé par Novak [5] pour désigner les nouvelles réalités d’un monde en pleine mutation : un « « nouvel espace » composite où s’entremêlent le local, le lointain, le téléprésent, l’interactif, le virtuel [6] ». Pour Novak, le préfixe « trans » traduit au plus près les effets de la virtualisation : « Le préfixe trans- signifie “au-delà, à travers, par l’intermédiaire, de manière à modifier [7] ». Dès lors, la transArchitecture désigne cette architecture particulière qui s’instaure « à la liaison hybride des espaces physiques et virtuels [8] »:
Le terme “transArchitectures” décrit une transformation ou une transmutation de l’architecture, destiné à briser l’opposition polaire du physique et du virtuel et à proposer, à la place, un continuum allant de l’architecture physique à une architecture alimentée par l’augmentation technologique et à une architecture du cyberespace. Il ouvre la voie vers une expansion et une amélioration du champ d’application et de la pertinence d’une architecture de l’âge de l’information, et permet la considération d’alternatives transcendant l’étroitesse des frontières disciplinaires. [9]
L’éversion, où la contamination de l’espace physique par le virtuel
Pourquoi développer une telle architecture ? Parce que, selon Marcos Novak, notre espace serait « éversé » : la virtualité serait en train de s’échapper des technologies dans laquelle elle est contenue, de se retourner, où plutôt de se renverser dans notre espace quotidien, dans nos villes et nos architectures [10] . L’écran d’ordinateur ne serait pas une surface de projection, mais une porosité, une porte, un pont ou un passage entre l’actuel et le virtuel : une hypersurface.
Nous voici à nouveau devant un vocable bien étrange. Selon Marcos Novak, la transArchitecture et l’architecture de l’hypersurface sont des concepts complémentaires : théorisée par l’architecte américain Stephen Perrella [11], l’hypersurface peut être définie comme une membrane ou une interface entre les espaces actuels, physiques, et le virtuel, prenant place dans un espace architectural et urbain rendu de plus en plus fluide et cinématique par l’action des nouveaux medias, des outils numériques, et d’une augmentation exponentielle de la circulation des informations.
Pour Perrella, le virtuel s’est plié dans le monde, ajoutant une dimension supplémentaire à notre espace tridimensionnel. Selon lui, « La culture de l’information se répand dans l’environnement bâti, créant un besoin de surfaces à travers lesquelles les données puissent traverser (hypersurfaces) [12] » : c’est à la surface même de nos architectures construites que l’hypersurface se déploie, réalisant la fusion de la matière et du signe électronique (information), de l’image et de la forme. Elle y ouvre un portail entre les mondes actuels et virtuels.
Pour Perrella, « hyper » désigne le surplus d’information lié au développement des médias – plus particulièrement le développement exponentiel de la catégorie du « virtuel » et du cyberespace – et « surface » vise la remise en cause des fondations cartésiennes de l’architecture à l’œuvre dans l’architecture topologique. Plus encore, il définit l’hypersurface comme une tentative de « conjoindre ces deux trajectoires – celle de la culture médiatisée [monde du signe] et de l’architecture topologique [monde de la matérialité [13]] – dans une dynamique entrelacée [14] ».
À la couture des mondes : pour une pensée de l’habitation hybridée
TransArchitecture et hypersurface partagent une réflexion sur les dichotomies classiques corps/esprit, matériel/immatériel, matière/information, s’efforçant d’en briser les oppositions pour les réunir dans un continuum conceptuel tourné vers la mutation de l’architecture au sein de notre espace vécu, de notre milieu habité hybridé. Si ces architectures sont pour l’instant isolées dans le virtuel, elles n’en sont pas moins réelles : selon leurs concepteurs, c’est une avancée technologique encore insuffisante qui empêcherait leur actualisation.
Alors, architectes fous, doux rêveurs ou esprits éclairés et avant-gardistes ? Nous serions tentés de répondre un peu de tout cela à la fois. En conceptualisant des architectures à mi-chemin entre l’actuel et le virtuel, Novak et Perrella théorisent l’ouverture de troisièmes lieux, « d’entre-lieux », dont la nature est intrinsèquement étrange et étrangère [15]. Mais cela va bien plus loin : en pensant l’hybridation de l’architecture, ils entament une réflexion quand à la place de l’homme dans son milieu.
En somme, c’est sur la piste de l’éthique (de êthos : « demeure habituelle », « domicile », « séjour familier ») qu’ils s’engagent : comment se rapporter à notre monde en pleine mutation, comment s’y tenir ? Comment demeurer, aujourd’hui ? Ce sont bien les questions qui sous-tendent la recherche transarchitecturale.
Pour citer cet article
Marion Roussel « A la couture des mondes… Transarchitecture et hypersurfaces : une introduction » DNArchi (07/03/2012) <http://dnarchi.fr/culture/a-la-couture-des-mondes-transarchitecture-et-hypersurfaces-une-introduction>
[1] Marcos Novak, “Invisible architectures: an installation for the Greek Pavilion, Venice Biennale, 2000”. The paradox of contemporary architecture, P. Cook, N. Spiller, L. Allen, P. Rawes (ed), Academy Press, 2001.
[2] «Cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des enfants à qui des concepts mathématiques sont ainsi enseignés… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumières disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain. » William Gibson, Neuromancien, 1984.
[3] Pour une biographie de Marcos Novak : http://www.floornature.eu/architectes/biographie/marcos-novak-5052/.
[4] «L’architecture liquide est plus que l’architecture cinétique, l’architecture robotique, et l’architecture faite de parties fixes et de liens variables. L’architecture liquide est une architecture qui respire, qui pulse, qui bondit d’une forme à une autre. L’architecture liquide est une architecture dont la forme est contingente aux intérêts de celui qui l’habite ; c’est une architecture qui s’ouvre pour m’accueillir et se ferme pour me défendre ; c’est une architecture sans porte ni couloirs, où la prochaine pièce est toujours là où j’en ai besoin. L’architecture liquide produit des villes liquides, des villes qui changent de valeur, où les visiteurs de différents horizons voient différents repères, où les voisinages varient avec la mise en commun des idées, et évoluent avec leur maturation où leur dissolution. » Marcos Novak, “Liquid architectures in cyberspace”, in Michael Benedikt (ed.), Cyberspace: first steps, MIT Press, Juillet 1992.
[5] On trouve aussi « transmodernité », « avatarchitecture », « architecture liquide » etc.
[6] Marcos Novak, « ZeichenBau : Virtualités réelles, TransVienna » [en ligne], Archilab 2000, URL : http://www.archilab.org/public/2000/catalog/novak/novakfr.htm.
[7] Marcos Novak, “TransArchitecture: Transmitting The Spaces of Consciousness” (intervention au DEAF95, Dutch Electonic Art Festival, Interfacing Realities), novembre 1995 [en ligne], V2_ Institute for the Unstable Media, URL : http://wayback.v2.nl/DEAF/persona/novak-abs.html.
[8] Marcos Novak, « Indirection : Speaking in Tongues », Transarchitectures 02 : cyber-espace et théories émergentes, éditions AFAA/Architecture et Prospective, Paris, 1997 [en ligne], URL : http://membres.multimania.fr/dilouyum/trans/catalogue30.htm.
[9] Ibid.
[10] « L’éversion, comme son nom l’indique, est le retournement de la virtualité de telle sorte qu’elle n’est désormais plus contenue dans les technologies qui la supporte mais est renversée dans notre milieu et projetée sur nos architectures et sur nos villes.» Marcos Novak, “Transarchitectures and hypersurfaces, operations of transmodernity”, AD, Hypersurface architecture, vol 68 n° 5/6, mai – juin 1998. P 86.
L’éversion constitue le cinquième degré de virtualité défini par Marcos Novak, chaque degré contenant les précédents, et le quatrième étant l’immersion dans les mondes virtuels ou le cyberespace.
[11] Pour une biographie de Stephen Perrella : http://www.v2.nl/archive/people/stephen-perella.
[12] Stephen Perrella, “Hypersurface theory: architecture < culture”, AD, “Hypersurface architecture”, vol 68 n° 5/6, 1998. P11.
[13] « Pourquoi le monde du signe est-il si dissocié du monde de la matérialité? Comment se fait-il que ces deux domaines se développent parallèlement avec si peu d’interactions, alors qu’elles produisent ce qui constitue l’essentiel de notre environnement construit ? Est-ce que cette division est présente partout où nous regardons, où est-ce qu’elle est provoquée par notre manière de regarder ? Pouvons-nous approcher cela différemment ? » Stephen Perrella, « Electronic baroque, hypersurface II: Autopoeisis ». AD, Hypersurface Architecture II, vol. 69 n° 9/10, 1999. P 6.
[14] Ibid. P 7.
[15] « Généralement, une hypersurface a une gamme d’effets incluant plus significativement une surréalité ou hyperréalité, un réalisme qui est à la fois étrange et inquiétant, incompréhensible et qui est pourtant un catalyseur ou une provocation, mais d’une manière pas tout à fait manifeste. N’étant ni dans le champ purement conscient ou inconscient, les hypersurfaces glissent entre ces mondes, dans la couture entre les deux. Une hypersurface est une topologie informe d’un terrain interstitiel entre le réel et l’irréel (ou toute autre opposition binaire) qui ensuite coule transversalement dans un courant d’association ». Perrella, “Hypersurface theory: architecture<<culture”. Op. Cit. P15.