Architecture « résolument » numérique : Paradigm Shift vs. paradigme albertien ? III/III

Auteur : Denis Derycke_

[Dans deux précédents articles (I/III et II/III), nous avons évoqué deux paradigmes caractérisant la conception architecturale et les objets graphiques qui lui sont associés : l’un qui définit depuis la Renaissance la production de l’architecture au travers de la représentation graphique, et l’autre, prétendant déterminer la condition numérique contemporaine de l’architecture et supposé s’opposer au premier. Nous avons ensuite interrogé les objets graphiques anticipant quelques projets iconiques de la jeune histoire du numérique, et ce, dans le but de chercher pertinemment une forme de continuité entre et l’ancien paradigme et le nouveau, plutôt que l’opposition généralement présentée comme évidente. Dans le texte ci-dessous, nous proposons de donner une conclusion à ce point de vue un tant soit peu espiègle, mais dont l’objectif est de faire émerger quelques contradictions inhérente au numérique radical.]

Épilogue

Malgré les constants bouleversements amenés par le numérique concernant les moyens de conception, de représentation, et plus récemment de fabrication de l’architecture, les questions soulevées il y a 15 ou 20 ans et évoquées précédemment dans les deux chapitres précédents restent parfaitement d’actualité dans la production actuelle. De manière plus générale, la technologie numérique prend de plus en plus de place dans le monde contemporain et il en va de même en architecture. Comme le souligne Mario Carpo, la construction d’un parking à étages implique aujourd’hui plus de technologies numériques que celles qui étaient disponibles dans l’agence de Frank Gehry pour la conception du Guggenheim de Bilbao au début des années 1990[1]. De la communication par e-mail à l’impression des plans, l’utilisation de l’ordinateur s’est depuis longtemps généralisée dans le processus de conception de l’architecture, qu’elle soit conventionnelle ou de prestige. Dès lors, parmi les projets emblématiques issus du numérique depuis son avènement, quels sont ceux qui peuvent réellement prétendre avoir concurrencé le paradigme albertien, et selon quel critère ? Sur la question du critère, Mario Carpo propose la distinction suivante : un bâtiment significatif de l’âge numérique n’est pas un bâtiment qui a simplement été conçu et construit avec les outils numériques, mais plutôt un bâtiment qui n’aurait pas pu être ni conçu ni construit sans eux[2].

Suivant ce point de vue, le Fresh Water Pavilion de Nox, bien que plébiscité comme tel, ne serait donc pas un emblème du numérique opiniâtre. Certes, son registre formel semble appartenir a l’architecture pliée, flexible et souple[3] proclamée par Lynn, l’expérience spatiale qu’il propose relève de la TransArchitecture, et les quelques représentations perspectives par lesquelles il s’est fait connaître sont des images de synthèse. Mais là où un Lynn se sert du modèle 3D comme unique base processuelle, Nox semble encore s’appuyer sur les méthodes traditionnelles, et restreint plutôt le modèle 3D à un support pour la production de vues en perspective[4].

Nox - Fresh Water Pavilion, 1994. Vue géométrale – Collection du FRAC Centre.

Nox, Fresh Water Pavilion, 1994. Vue géométrale – Collection du FRAC Centre.

Ces mêmes images de synthèse pointent vers ce qui constitue, encore à ce jour, la principale fonction de l’outil informatique en architecture : la production massive et mécanique des systèmes de projections géométrale, axonométrique et perspective, en usage depuis des siècles. On interroge donc la quantité et la qualité par le mode de production, cependant, on ne questionne généralement pas l’ancien paradigme dans ses fondements.

A contrario, le petit Puppet Theater qu’en 2004, Michael Meredith place temporairement sous le Carpenter Center for the Visual Arts de Le Corbusier, est lui, représentatif du numérique en architecture suivant le critère avancé par Carpo. Ce pavillon procède par épaississement des polygones du modèle numérique dont il est issu, et ce, pour constituer les patrons des « briques » triangulaires en polycarbonate nécessaires à sa construction[5]. La petite échelle de cet objet rend possible ce principe de production et de construction, et crée ainsi une parfaite continuité entre l’objet numérique de la conception, le registre formel et les principes tectoniques mis en oeuvre.

Michael Meredith – Puppet Theatre , 2004.

Michael Meredith, Puppet Theatre , 2004.

Cette démarche de fluidité entre conception et production ainsi que de maîtrise totale par le modèle numérique, avantageusement mise en place de manière artisanale par Meredith, tente d’être mondialement institutionnalisée par le biais du modèle BIM (Building Information Modeling). Ce modèle, présenté comme le fer de lance du fameux Pardigm Shift, propose une décomposition hiérarchisée d’un édifice suivant ses principes tectoniques, constructifs et techniques, avec comme support la maquette 3D. Les éléments constituants contiennent, outre leur propre description géométrique, des données techniques relatives à leur gestion, à leur quantification, etc. Le BIM sert de standard d’échange pour le partage d’information et le travail collaboratif, de même que d’outil de gestion du bâtiment de sa conception à sa démolition[6]. Lorsque Meredith met en place un univers numérique personnel et propice à sa création, le BIM installe tout le processus de genèse, de discussion et de mise en oeuvre de l’architecture dans un univers numérique pré-formaté, au sein d’un seul modèle contenant toutes les données du projet. De cette manière, le BIM décrit la construction mais ne décrit pas l’architecture. Si ce modèle conceptuel trouve sa cohérence dans une logique productiviste d’organisation du travail, de gestion du bâtiment et de relation à l’industrie, il renforce de ce fait les aspects performatifs et normatifs du projet, et réduit la représentation architecturale à un instrument uniquement opérationnel et contrôlant. En évacuant les enjeux culturels de la représentation graphique et de la conception architecturale, le BIM évacue l’histoire qui l’a engendré.

Beaucoup de projets de l’architecture « résolument » numérique seront englobés dans cette ambiguïté d’accointance proclamée à tort. Leur appartenance au mouvement relèvera assez rarement d’une réelle préoccupation pour les questions théoriques que la première avant-garde avait mises en exergue, mais plus souvent d’une simple question stylistique et/ou d’un mode de conception relevant de l’ancien paradigme, simplement rendu plus performant et plus démonstratif par l’outil numérique. De manière assez évidente, la Korean Presbyterian Church de Lynn s’insère plus clairement dans la tendance que cet architecte a lui-même largement contribué à définir. Néanmoins, si le projet porte en lui les germes d’une possible nouvelle approche de la conception architecturale, la manière dont il pousse la dissociation entre conception et construction – jusqu’à rendre cette dissociation problématique – place le bâtiment dans une sorte de paradigme albertie « magnifié ».

Aujourd’hui, la capacité des outils numériques à produire et à gérer des géométries curvilignes de plus en plus complexes et de plus en plus exubérantes soutient fermement une tendance architecturale contemporaine qui s’auto-proclame souvent comme étant l’unique avenir de l’architecture[7]. Cette nouvelle avant-garde du numérique est détachée de toute relation aux sphères historique, politique et sociale[8]. Elle se base sur des échafaudages ultra-théoriques qui lui sont indispensables pour justifier son existence[9]. Cette seconde génération d’architectes numériques, dégagée des préoccupations théoriques des pères fondateurs, se focalise sur des développements formels de plus en plus complexes. Il en résulte une (star)architecture de surface pour bâtiments de prestige, internationale et interchangeable, qui se confond avec les images de synthèse qui l’ont engendrée, ou encore une pseudo-architecture faite d’objets sculpturaux imprimés en 3D, sans échelle et hors de tout contexte. Témoin inlassablement enthousiaste, Architectural Design poursuit son apologie du numérique spectaculaire – maintenant appelé parametric design – en publiant en mars 2010 : Exuberance – New Virtuosity in Contemporary Architecture[10]. Ce numéro fait de la complexité formelle, de la virtuosité et des aspects graphiques l’unique enjeu de l’architecture. Neil Spiller, prophète et évangéliste du numérique de la première heure, tient dans cette publication un propos dissonant. Il pointe du doigt le vide persistant auquel est confronté l’architecture paramétrique actuelle en terme de références historiques et d’expérience poétique, sensorielle et phénoménologique[11]. Dans un article paru dans un des numéros suivants de la même revue, Spiller parlera de solipsisme numérique[12] pour évoquer la conception paramétrique actuelle. Alors qu’il cherche à sonder les origines historiques de l’architecture numérique par l’exposition « Archéologie du numérique » au Centre Canadien d’Architecture, Greg Lynn lui même pointe le manque de fondement théoriques des jeunes architectes utilisant l’ordinateur, qui présentent leur procédé comme « expérimental », sans préciser les hypothèses sur lesquelles ils se basaient, rendant impossible toute évaluation qualitative des résultats[13]. Comme le Modernisme est devenu le Style international, l’avant-garde transgressive du numérique s’est effacée principalement au profit d’un simple style formel, socialement et politiquement asexué, qui se révèle notamment par l’émergence de quelques virtuoses focalisés sur des objets graphiques hors de tout contexte. Lorsqu’il prétend avoir vaincu le paradigme albertien, ce style aux aspirations résolument novatrices ne fait-il pas qu’exacerber le schisme inhérent au modèle dont il prétend s’échapper ?


[1]     CARPO, Mario. « Twenty Years of Digital Design ». In The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AD Reader. Chichester: Wiley & Sons, 2013, p.8. Traduction personnelle.

[2]     Ibid. Traduction personnelle.

[3]     LYNN, Greg. « Architectural Curvilinearity: The Folded, the Pliant, and the Supple. » In Folding in Architecture. Architectural Design Vol. 63, no.3/4 (1993):8-15.

[4]     Dans le texte Motor Geometry, Lars Spuybroek explique que le pavillon a été développé par la manipulation de splines dans un programme 3D. Au vu des documents des collections du FRAC Centre, ce développement serait plutôt un ajustement lors une phase ultérieure du projet, à l’instar de la pratique de la majorité des architectes depuis l’introduction de l’ordinateur dans la production architecturale. Voir SPUYBROEK, Lars. « Motor Geometry ». In Hypersurface Architecture. Architectural Design Vol. 68, no.5/6 (1998):48-55.

[5]     MEREDITH, Michael. « Puppet Theatre .» In From Control to Design. Barcelona : Actar, 2008, pp.10-17.

[6]     http://www.nationalbimstandard.org/ (consulté le 02/04/2015)

[7]     SCHUMACHER, Patrick. « Parametricism: A new Global Style for Architecture and Urban Design ». In Digital Cities. Architectural Design 79, no.4 (2009):14-23.

[8]     En 2010, alors qu’il analyse la crise des codes à laquelle l’architecture est aujourd’hui confrontée, Antoine Picon souligne déjà l’absence d’utopie politique et sociale à laquelle le projet issu de la culture numérique semble confronté. PICON, Antoine. « The Ghost of Architecture : The Project and Its Codification ». In Perspecta 35 – Building Codes, 2004, p.19.

[9]     A ce sujet, voir la lecture que Joël Onorato fait de la dernière édition de l’exposition ArchiLab organisée par le FRAC Centre : ONORATO, Joël. « Chasser le naturel ». In Criticat 13 (2014):55-69.

[10]   COLLETTI, Marjan (Ed.). Exuberance – New Virtuosity in Contemporary Architecture. Architectural Design 80, no.2 (2010).

[11]   SPILLER, Neil. « Surrealistic Exuberance – Dark Matter ». In New Virtuosity in Contemporary Architecture. Architectural Design 80, no.2 (2010):64-69.

[12]   SPILLER, Neil. « Digital Solipsism and the Paradox of the Great “Forgetting” ». In The New Structuralism. Architectural Design 80, no.4 (2010):130-134.

[13]   LYNN, Greg. « La fin du numérique ‘dans l’avenir’ ». In Archéologie du numérique : Peter Eisenman, Frank Gehry, Chuck Hoberman, Shoei Yoh. Montréal : Centre canadien d’architecture ; Berlin : Sternberg Press, 2013, p.11.

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