Auteur: Sébastien Bourbonnais_
DOI : https://doi.org/10.48568/cpmr-kr17
[Sébastien Bourbonnais nous propose ici un compte rendu de lecture de l’ouvrage de Mario Carpo intitulé The Digital Turn in Architecture 1992-2012. ]
Comme le révélait Maurice Blanchot[1], il est bien difficile d’admettre avec certitude un tournant au moment même où celui-ci nous détourne, rendant ainsi inapproprié autant la certitude que l’incertitude. C’est seulement le tournant accompli en sa totalité qu’il devient possible d’en saisir la véritable amplitude. C’est peut-être ici l’une des premières certitudes que l’on ressent à la lecture du Digital Turn de l’historien Mario Carpo : le tournant numérique défini par ce recueil est presque entièrement dernière nous. Les premiers et derniers paragraphes de son essai d’introduction montrent en effet avec une certaine ironie la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la production numérique. Avec son humour habituel, Carpo débute en spécifiant que l’implication typique de la conception numérique intelligente, «celle qui ne pourrait être conçue ou construite sans elle»[2], se trouve dans la projection de parc de stationnement multi-étages, dont l’utilisation des technologies numériques surpassent celles qui étaient disponibles au moment de la conception du Guggenheim à Bilbao, par Frank O. Gehry. Ce jugement à l’égard du numérique se trouve également à la fin de l’ouvrage, lorsqu’il conclut : «Si l’histoire a quelque chose à nous apprendre – l’histoire du numérique de ces 20 dernières années, autant que l’histoire de l’architecture des 20 siècles derniers – c’est qu’au mieux, ou au moins, les jours les plus importants du tournant numérique demeurent toujours devant nous.»[3]. Cette élogieuse épitaphe montre, sans aucun doute, qu’une page vient bien d’être tournée.
Evolution des technologies et histoire de l’architecture
Le Digital Turn consiste en un recueil de 26 essais parus dans la revue Architectural Design entre 1992 et aujourd’hui. En rassemblant les textes de manière chronologique, l’objectif de l’historien est de nous faire suivre l’évolution des phénomènes numériques qui ont tenu occupé l’architecture. Comme il le soulève dans son introduction, il ne s’agit pas d’un repérage exhaustif, mais d’un certain point de vue, celui d’une revue. Cette précision n’est pas anodine, car elle nous fait accepter l’absence de plusieurs textes majeurs et fondamentaux[4], et montre que la revue n’a pas occupé une place centrale quant à la diffusion et aux réflexions sur le sujet. Architectural Design a cependant très bien suivi cette histoire, malgré quelques retards sur certains thèmes précis[5].
Ce décalage n’affecte cependant pas notre compréhension et l’ensemble des textes rassemblés permet de saisir plusieurs moments décisifs de l’histoire du numérique en architecture. Le fils de cette histoire est d’ailleurs présenté de manière concise dans l’introduction de Carpo. D’abord, l’auteur rappelle que la conception numérique [digital design] se trouve héritière de la condition post-moderne et, plus particulièrement, des préoccupations qui ont été soulevées par le mouvement déconstructiviste, autour principalement des architectes Peter Eisenman et Frank O. Gehry, qui feront partie des initiateurs de ce tournant. Il fait voir également l’influence majeure qu’a eu pour nombreux d’entre eux la philosophie de la singularité de Gilles Deleuze (surtout le pli), ou encore l’importance de certaines théories comme celle de l’émergence, au début des années 2000. Carpo montre bien que le tournant numérique n’est pas uniquement lié à la question technique, mais recouvre un champ beaucoup plus vaste et affecte les pratiques en une multitude de points d’influence. Les répercussions de ce tournant sont en fait multiples, fragmentées, comme l’a révélé récemment le philosophe épistémologue Jean-Michel Salanskis dans son monde du computationnel:
«Les mutations de la révolution informationnelle, en conséquence, ne seraient pas tant une grande et unique rupture, confirmée par ses innombrables illustrations, qu’une pluralité hétérogène de mutations, chacune substantielle mais chacune locale, et relative à un contexte qui reste directeur, et n’est en ce sens pas véritablement « révolutionné ». »
Jean-Michel Salanskis, Le monde du computationnel. Paris : Les belles lettres, 2011, p.42.
Ampleur des implications de l’architecture numérique
Le “tournant numérique” pointe des implications qui semblent s’étendre à quasiment tous les domaines de l’architecture. Cela se remarque d’emblée par l’ampleur et la diversité des thèmes abordés par la table des matières que propose l’historien. À l’exception de quelques regroupements, chaque architecte relève d’un thème qui lui est propre (19 architectes/théoriciens et 16 thèmes). Le tournant numérique relève peut-être d’une «intelligence collective», mais chacun de ces acteurs opère ce tournant de manière singulière et sur un aspect précis de la pratique. Les seize thèmes soulèvent, à chaque fois, des préoccupations architecturales que le numérique a permis de relever, de questionner, de permuter. Il est possible d’entrevoir l’évolution interne de ces préoccupations par leurs enchaînements, réactions ou bifurcations. Le rassemblement de ces textes montre la pluralité de ces mutations et surtout, présente différentes sensibilités technologiques pour chacun de ces architectes et/ou théoriciens. Il se dégage néanmoins quelques problématiques partagées. Les questions autour du processus de prise de forme constituent certainement l’un des thèmes central de cette période pour les architectes, que ce soit au niveau des possibilités formelles obtenues par certains logiciels de simulation, ou encore au niveau de la mise en commun d’informations grâce aux logiciels BIM. Ce tournant a grandement affecté les processus de conception, en montrant une évolution de l’exploration éminemment formelle (mass-customisation) vers une conception contributive (mass participation).
Un autre champ important de questionnement réside dans l’aspect esthétique des formes produites. Pour certains d’entre eux, il s’est produit un glissement entre les possibilités interactives avec la machine ordinateur et l’architecture comprise comme une machine interactive, surtout par sa surface. Ces hyper-surfaces, ou bâtiments intelligents et interactifs, ont cependant perdu de leurs importances[6], et l’aspect formel d’un bâtiment devient la cristallisation d’un mouvement génératif et/ou d’une répartition paramétrique. Le numérique devient, sous certaines conditions, un style que l’on juge à son élégance.
Sans jamais être considéré comme un objet pleinement autonome ou comme un sujet en soit, la question de la fabrication parcours, en creux, presque la totalité des textes réunis. Qu’elles soient comprises comme frein aux explorations formelles ou possibilités permettant de trouver de nouvelles voies au numérique, la place de ces questions liées à la fabrication dans le tournant numérique posent problèmes. Il semble, à la lumière des préoccupations soulevées dans ces textes, que le cap de la fabrication ne soit pas encore franchi. Si, comme l’a dit Carpo : «le plus important du numérique reste devant nous», il est fort à parier que le moment où les machines de fabrication progresseront à la hauteur des logiciels de conception, une autre étape du moment numérique sera franchie, entrainant et condensant de nouveaux sujets de questionnement.
Quid de 2009 à 2012 ?
Un point étonnant peut être soulevé pour terminer. La période définie par le titre, 1992-2012, ne correspond pas à la date du dernier texte (2009). Celui-ci annonce évidemment les deux volumes de son auteur (P. Schumacher, The Autopoiesis of Architecture, 2011 et 2012), mais il semble que cet écart de trois ans soit révélateur de quelque chose de plus important. Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler que c’est durant cette période qu’ont été publié une série d’ouvrage proposant un premier panorama de l’histoire du numérique[7]. Ces trois ans semblent constituer le point de basculement où l’architecture sort peu à peu du tournant numérique, et où il devient possible d’établir les premiers recensements. S’il est possible d’y voir à nouveau une continuité des préoccupations proches du numérique, ou de voir les architectes «commencer à chercher ailleurs le prochain gros truc»[8], il semble que ce moment soit de bonnes augures pour se retourner, afin de comprendre dans le détail ce qui a été contourné.
Pour citer cet article
Sébastien Bourbonnais, « Compte Rendu de Lecture : The Digital Turn in Architecture 1992-2012, Mario Carpo », DNArchi, 07/01/2012, <http://dnarchi.fr/culture/compte-rendu-de-lecture-the-digital-turn-in-architecture-1992-2012-mario-carpo>
[1] Maurice Blanchot, L’entretien infini. Paris, Gallimard, 1969, p.394.
[2] Mario Carpo, «Introduction. Twenty Years of Digital Design», in The Digital Turn in Architecture 1992-2012. Chichester, John Wiley & Sons, 2013, p.8.
[3] Ibid., p.13.
[4] Pour palier à ce manque, il est possible de trouver à l’intérieur des courtes introductions à chaque texte (ou ensemble de textes), les références de quelques-uns de ces autres textes.
[5] L’exemple le plus emblématique se trouve dans les questionnements autour du cyberespace. Si ceux-ci sont initiés au début des années 1990, AD ne reprendra le thème qu’avec le profil no. 118, à la fin de 1995.
[6] Ils sont devenus «ordinaires». À ce sujet, voir Frédéric Nantois, «De Cedric Price à Bill Gates : les technologies de l’ordinaire», in Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine. #7 Virtuel/Réel, 2001 ; ou encore, de manière plus approfondie : Frédéric Nantois, La révolution informationnelle en architecture (de 1947 à nos jours): de la cybernétique au cyberespace. » PhD thesis, Paris 8, 2002.
[7] En plus des deux gros volumes de Schumacher qui tente de replacer le paramétrique dans la Grande histoire de l’architecture, il est possible de retrouver en 2010 l’introduction de l’historien Antoine Picon, Architecture et culture numérique. Une introduction. Basel, Birkhäuser, 2010 ; ou la chronique très éclairante de Georges Teyssot et Samuel Bernier-Lavigne, “Forme et information. Chronique de l’architecture numérique,” in Action Architecture, ed. Alain Guiheux. Paris, Ed. De la Villette, 2010, pp.49–88 ; ou encore, le texte de Mario Carpo The Alphabet and the Algorithm. Cambridge, Mass., MIT Press, 2011.
[8] Carpo, «Introduction. Twenty Years of Digital Design», op. cit., p.13.