Numérique et architecture : Quelles hybridations des pratiques ?

Auteur : Aurélie de Boissieu_

DOI : https://doi.org/10.48568/aj5m-c659

[ article précédemment publié sur complexitys.com ]

Extrait du film Metalosis Maligna de Floris Kaayk, relayé par les blogueurs Foscos Lucarelli et Léopold Lambert

Dans les agences d’architecture qui revendiquent le recours à des techniques numériques, comment ces techniques sont-elles pratiquées? Par qui ? Quels liens entretiennent-elles avec la conception du projet?

Quand les agences intègrent le scripting ou la modélisation paramétrique à leur process, on remarque que, la plupart du temps, seul un petit groupe d’individus manient ces techniques. La modélisation numérique devient alors une pratique experte et une spécialité à part entière ; ses acteurs ne sont pas les mêmes que ceux qui conçoivent les projets.
Cependant, quand on parle d’« architecture numérique », modélisation et conception semblent s’intriquer jusqu’à se transformer l’une l’autre : elles semblent presque s’hybrider. Est-ce réellement le cas ? Modélisation et conception peuvent-elles s’hybrider même quand elles ne sont pas pratiquées par les mêmes acteurs? Comment ?
Il m’a semblé intéressant d’observer quelques unes de ces pratiques numériques, notamment celles qui impliquent la modélisation paramétrique.

La consultation externe

Scripting, modélisation paramétrique : qui met les mains dans la machine pour développer les modèles et/ou les codes ?
On s’aperçoit que le développement de codes et de modèles paramétriques est généralement sous-traité à des consultants externes. En effet, ce ne sont pas des compétences courantes : il est rare que ces techniques soient maitrisées par des architectes au sein même de leurs agences.  D’autant que les projets nécessitant ces interventions sont rares… « Construire un modèle paramétrique » est donc, en général, une mission dévolue à une équipe de spécialistes.

Gehry Technologies Europ, DesigntoProduction ou Decode sont, parmi d’autres, des agences souvent amenées à répondre à ces missions qui concernent la rationalisation de géométries complexes et l’assistance à la fabrication.

Pour le projet de la Fondation Pathé à Paris par l’agence RPBW, DesigntoProduction s’est chargé de développer, entre autre, un modèle sur Digital Project qui devait représenter la géométrie globale du projet et de la façade en particulier. Cette mission s’accompagnait d’une collaboration sur la définition de la géométrie elle-même.
De la même façon, Gehry Technologies Europ est intervenu sur le projet de musée de la culture qatarite de Dhoa pour l’agence AJN. Cette fois, la mission concernait l’assistance à la représentation et à la fabrication du projet.

Le contexte dans lequel s’inscrit la mission de l’équipe de Decode pour le projet des nouvelles Halles de Paris est différent car le modèle paramétrique n’était pas commandité par les architectes dans le cadre du développement du projet, mais par les ingénieurs en structure. Le modèle devait permettre d’avoir une vision globale du projet et de contrôler toutes les géométries. Chaque élément étant différent, le modèle paramétrique est ici pertinent pour représenter et vérifier la cohérence du projet et de sa constructibilité.

Pour le musée qatari ou la Fondation Pathé, les modèles paramétriques ont été construits parallèlement au développement des projets et les ont accompagnés. Pour les Halles, le modèle paramétrique a été construit en fin de projet pour le contrôle des géométries.

Canopée des Halles : outil BIM développé par Decode en collaboration avec le CSTB © Decodebim

Dans ces trois cas d’intervention du numérique, on est très proche des pratiques de BET tels que Elioth, RFR ou Bollinger + Grohman qui associent calcul, modélisation et gestion de géométries complexes. Ces pratiques oscillent entre l’ingénierie, le pilotage de maquette numérique et l’architecture, d’où leur intérêt. La plupart des membres des équipes revendiquent alors la double identité d’ingénieur-architecte.
Etre architecte est indispensable pour mener à bien ces nouveaux métiers qui permettent, comme le revendique Valerio Bonora (agence Decode), de : « faire ce que l’on ne peut faire qu’avec une maquette numérique » (Bonora, 2011).

La consultation interne

Si faire appel à des experts extérieurs est courant, il semble que, dans certaines agences, des collaborateurs sont formés pour assurer la modélisation des projets. Spécialisés, ils interviennent alors « à la demande » sur des projets dont ils ont rarement la responsabilité. Dans ces cas là, une équipe d’experts se constitue au sein de l’agence. Ces experts « maison » développent des scripts, des modèles paramétriques, des routines et trouvent des solutions géométriques. Ils deviennent alors des « consultants internes ».

Gehry Technologies était à l’origine une équipe interne à Gehry Partners. Cette cellule de modélisation travaillait alors sur CATIA et développait petit à petit une version métier du logiciel: Digital Project. De fil en aiguille, cette équipe est devenue experte et est intervenue sur des projets autres que ceux de Gehry Partners, jusqu’à s’externaliser complètement. Aujourd’hui, l’équipe de Gehry Technologies Global (le bureau de Los Angeles, le bureau Gehry Technologies Europ est à Paris) fonctionne sur le mode de la consultance sur les projets de Gehry Partners qui est un client parmi d’autres.

Foster and Partners possède également son équipe de consultants internes : le Speciallist Modelling Group (SMG). Le SMG regroupe une vingtaine d’experts qui interviennent en appui des cinq équipes de conception de l’agence. Chez Foster and Partners, recourir à des experts internes est fréquent. L’agence comprend ainsi de nombreuses « in house consultancies » : pour les calculs de structure, l’évaluation de la qualité environnementale des projets, l’urbanisme, etc.

Le numérique comme activité experte, une pratique incontournable dans les agences d’architecture

Ce phénomène de spécialisation des tâches et des acteurs s’observe également dans de petites agences qui se revendiquent être « hybrides ». Dans l’agence HDA, par exemple, chaque membre de l’équipe est spécialisé. La plupart du temps, celui qui développe un script sur un projet n’est pas lui-même chargé de la conception sur ce projet. La programmation ou le développement de modèle numérique est alors une spécialité comme une autre.

Aujourd’hui, en agence, le numérique reste une pratique experte. Néanmoins, le terme « architecture numérique » renvoie à l’idée d’un entremêlement de ces pratiques. Comment « modélisation » et « conception » peuvent-elles se transformer en une activité hybride,  alors que leurs acteurs sont distincts?
L’observation détaillée des pratiques professionnelles montre en effet que la modélisation et la conception architecturale s’entremêlent dans les agences. Cette « hybridation » résulte de la collaboration d’un groupe d’individus à la faveur de compétences diverses. Explications.

Pas d’individu « hybride », mais un contexte d’hybridation des pratiques

Smart Building Workshop, Turin, coordinated by HDA © Jana Sebestova | fonte smartbuilding.oato.it

Au sein de l’agence HDA, dix collaborateurs travaillent ensemble et ont recours aux savoirs experts  de chacun. Ils créent alors, ensemble, un contexte d’hybridation des pratiques.

Chez Foster and Partners, la collaboration entre le Specialist Modelling Group (SMG) et les différentes Design Teams est un réel enjeu. Réunion, formations, mise en place d’acteurs « relais » du SMG au sein d’équipes de conception sont autant de stratégies mises en œuvre par le SMG pour collaborer efficacement avec les équipes de conception. Programmation et conception architecturale se combinent alors savamment.

Cette « hybridation » peut également s’observer ponctuellement, lors de consultations externes. Une équipe a été mise en place pour répondre aux besoins de la mission de Gehry Technologies pour le projet du musée de la culture qatarite d’AJN. Celle-ci incluait à la fois des architectes d’AJN et des spécialistes de Digital Project de Gehry Technologies. Le responsable de cette mission mandaté par  Gehry Technologies décrit, sous forme de clin d’œil, l’entremêlement des pratiques mises en place : « nous avons formé les membres de chez AJN à Digital Project, ils nous ont formé à Jean Nouvel » (Occhipinti, 2011).

Penser la collaboration

La collaboration ne va pas de soi (Ben Rajeb, 2011). En effet, il est souvent plus aisé de répartir les tâches entre les acteurs, chacun opérant alors dans son domaine de compétence et sur son objet. Il est plus complexe de travailler ensemble, de croiser et d’entremêler les compétences pour avancer de concert dans un projet commun.
La nécessité d’un référentiel devient alors un leitmotiv de la collaboration. On retrouve la nécessité d’une culture commune de façon récurrente dans les discours d’acteurs pris dans l’hybridation de pratiques de modélisation numérique et de conception architecturale. Ainsi, les membres du SMG se considèrent comme des « architectes + ». Xavier de Kestellier, membre du Specialist Modelling Group, qualifie ses collègues d’« architects that do programming, not programmers that work in architecture. » (Freiberger, 2007). Leur formation à l’architecture leur est indispensable pour « comprendre » les architectes, i.e. pour collaborer et concevoir à plusieurs mains.

Actuellement, le numérique est en grande partie intégré en agence comme une « pratique experte ». Favoriser la collaboration permettrait de provoquer la naissance d’une hybridité des pratiques. Se former et s’informer est donc indispensable.

Merci à tous les architectes-ingénieurs-models managers qui ont répondu à mes questions!

 

Pour citer cet article

Aurélie de Boissieu, « Numérique et architecture : Quelles hybridations des pratiques ? », DNArchi, 14/11/2012, <http://dnarchi.fr/pratiques/le-numerique-en-agence-darchitecture-quelles-hybridations-des-pratiques/>

 

Références :

Samia Ben Rajeb, “Collaboration, coopération ou participation?”, DNArchi, 09/12/11 [en ligne], URL: http://dnarchi.fr/collaboration/collaboration-cooperation-ou-participation/  (consulté le 11-01-2012)
Valerio Bonora, Communication lors de la conférence « Formes Complexes 2.0» , l’ENSA Paris la Villette, juillet 2011.
Marianne Freiberger, “Perfect buildings: the maths of modern architecture”? 1997- 2009 Millenium Mathematic Project, University of Cambridge, 2007.
Caroline Lecourtois, François Guéna, Aurélie de Boissieu, « Conception architecturale et nouvelles activités expertes », Journées du pôle Ville et Territoire de l’Université Paris Est, Paris, 2010.
Edmondo Occhipinti, Communication lors de la conférence « Formes complexes 2.0 », ENSAPLV, Paris, juin 2011.
http://www.gehrytechnologies.com/
http://www.fosterandpartners.com/Data/WayWeWork.aspx
http://hda-paris.com/
www.designtoproduction.com
http://www.decodebim.com/

 

About author
Aurélie est doctorante en Architecture au MAP-MAACC depuis 2009. Ses recherches portent sur les usages de la modélisation paramétrique en architecture. Dans le cadre de ses recherches, elle enseigne également Grasshopper et la géométrie des projections à l'Ecole Nationale Supérieure de Paris-La Villette.
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