Vers une sauvegarde numérique du patrimoine industriel, minier et mineur

Auteur : Anthony Pamart et David Lo Buglio _

DOI : https://doi.org/10.48568/wpan-rc03

On trouve d’un côté un grand nombre d’amateurs ou professionnels du patrimoine et pour certains un affect quelquefois démesuré s’il s’agit de ruines industrielles. De l’autre côté, on peut saluer la formation en architecture curieuse envers l’apprentissage des nouvelles technologies de numérisation 3D dans leurs applications patrimoniales.
Le besoin de cette recherche à la croisée de ces chemins milite pour l’application, de nos jours trop marginale, d’acquisitions 3D sur ce patrimoine oublié. En effet, s’il est aujourd’hui courant d’implémenter ces nouvelles méthodes de relevé sur notre patrimoine dit « historique », combien de recherches sur la conservation et la valorisation numérique de vestiges industriels ont-elles été entreprises ? Très peu[1], pour ne pas dire aucune…

Figure o-Vignette_picto

Le fait est que « l’espace dure plus longtemps que la fonction qui l’a fait naître »[2] et depuis quelques décennies, nos usines et autres manufactures désaffectées sont devenues le théâtre d’une scène architecturale et sociologique émergente :

—  L’archétype des « friches culturelles »[3] comme alternative de transformation semble condamner ces architectures au même sort que notre culture en crise[4].

—  L’épiphénomène de l’« URBEX »[5] et son armée d’explorateurs saccage archéologiquement peu à peu ce qui reste de notre culture industrielle.

—  Pour finir, notre complexe de Noé[6] et les conservations « tout historique »[7] sont quelques autres éléments qui renforcent les pressions subies par ces ruines à haute valeur mémorielle ajoutée.

La notion de patrimoine à l’instar de sa récente extension vers nos legs industriels est donc un terme complexe. De plus, le rôle de ce nouvel héritage numérisé dans le processus de patrimonialisation rend de plus en plus incertain le devenir de ces artéfacts. L’architecture industrielle est pourtant à la genèse de notre « esprit nouveau »[8] qui constitue bel et bien l’abécédaire du langage moderne et par extension le lexique de notre production contemporaine. Et de nos jours, face aux problématiques de la reconversion industrielle, on agit, ou l’on souhaite agir sur cet autre héritage de manière plus décomplexée[9].

L’ensemble de ces facteurs met notre héritage en danger et implique la mise en place des principes d’une archéologie préventive. Dans ce contexte, la conservation d’archives numériques tridimensionnelles pourrait bien être le dernier recours, et ces empreintes virtuelles, les derniers témoins de la gloire de nos feues industries.

On souligne pour cette étude la volonté de mettre en place une conservation d’un ensemble typologique remarquable, au lieu d’une sauvegarde spécifique. Pour cette expérience, l’objet d’étude a donc été sélectionné pour sa valeur iconique et exemplative. Tout en s’inscrivant au cœur de l’actualité du classement des sites miniers d’exception au patrimoine mondial de l’UNESCO, cette mission s’est focalisée précisément dans un esprit complémentaire sur les oubliés de ce classement prestigieux. Les trois cas d’études choisis répondent ainsi aux principales problématiques auxquelles sont encore confrontées les friches industrielles :

—        La menace d’une démolition stigmatisante

—        La dérive d’une conservation passive

—        Les risques d’une transformation radicale

D’une morphologie hybride entre l’architecture et la machine, l’objet de notre étude, structurel ou monolithique n’invite pas à la reconversion, sa conservation est donc compromise. La tour d’extraction est en fait l’évolution technique et typologique du chevalement de mine. Seulement quelques charbonnages les plus éminents en sont équipés et chaque structure, unique, dévoile une partie de la richesse de l’architecture industrielle.

La sauvegarde numérique en tant que « théâtre de la mémoire »[10] s’installe comme un processus visant autant la documentation[11], la préservation que la sensibilisation patrimoniale. Les acquisitions 3D peuvent servir plusieurs desseins, comme l’analyse dimensionnelle ou structurelle jusqu’à des restitutions digitales ou des anastyloses. L’objectif de cette mission consiste d’abord à relever à des fins archivistiques[12]un instantané tridimensionnel d’un artéfact abandonné, condamné à être démoli, altéré ou dénaturé. Mais, puisqu’« un relevé n’est jamais une fin en-soi »[13], l’enjeu de cette étude se focalisera sur une analyse sémantique de cette typologie architecturale minière, particulière et méconnue. Il s’agit en fait, toute proportion gardée, de poursuivre virtuellement le protocole documentaliste de Bernd & Hilla Becher transposé en photogrammétrie par une documentation orthophotographique[14]. La démarche photogrammétrique[15] étant exactement adaptée à ces desseins, deux approches de numérisation 3D ont été étudiées :

—  La photomodélisation par primitives géométriques[16]

—  La génération de nuages de points par corrélation multistéréoscopique[17]

Cette rencontre entre la photogrammétrie et le patrimoine industriel a notamment souligné les différences et complémentarités de l’exploitation de ces deux méthodes d’acquisitions. Dans les deux cas, l’acquisition et le traitement des données se sont heurtés à des contraintes techniques, morphologiques et contextuelles mettant en exergue la nécessité de développement de ce type de recherche. Les sites relevés se sont pour la plupart révélés impropres à la génération de nuages de points. Pour cause, l’état actuel des techniques combiné aux plongées extrêmes des prises de vues induites par la morphologie des tours et au manque de recul dans leur contexte respectif nécessite une optique grand-angulaire qui altère la définition des parties culminantes des édifices. Les aberrations et les zones d’occlusions dépassent les limites acceptables. Les recherches doivent donc être poursuivies pour atténuer ces imperfections et optimiser les résultats sur ce type d’objet et sur d’autres typologies. Comme hypothèse de travail, on peut envisager un protocole d’acquisition favorisant une prise de hauteur et un certain recul compensé par l’utilisation d’une focale standard, si seulement le contexte le permet.

Comparaison d’un modèle en nuage de points (en haut) et d’un photomodèle (en bas)

Dans notre cas, la photomodélisation a donc été la démarche choisie, et appliquée à l’ensemble de la sélection, car elle permettait la mise en place d’un système de représentation analogique sur un socle technique commun.

Pourtant même en tant qu’exercice empirique, il aura permis de percevoir la sauvegarde numérique comme un complément de conservation et de valorisation particulièrement efficace dans le contexte du patrimoine industriel. Le processus de numérisation permet à l’opérateur et à ces cibles une analyse approfondie des objets d’études. L’apport cognitif de la démarche argumente en faveur d’une démocratisation de celle-ci, d’autant plus que ce patrimoine reste insuffisamment étudié.

La restitution photogrammétrique peut aussi permettre l’élaboration des supports de diffusion et de communication destinés au grand public. Dans le cas d’un patrimoine délaissé, au-delà d’utiliser les données a posteriori pour agrémenter la connaissance d’un objet et la valeur d’un artefact, on peut aussi considérer a priori, la démarche de sauvegarde numérique comme valorisante.

Malgré les limites de cette recherche, fixées à une étude de caractérisation sémantique et morphologique, des champs de prospection sont désormais ouverts. Et, si l’on a pu observer un échantillon complet de contraintes et de potentialités sur un élément idiomatique, il convient alors d’explorer avec ces nouveaux outils la diversité du langage de l’architecture industrielle. Une recherche plus approfondie permettrait en outre la mise en place d’une étude typologique à plus grande échelle, qui dans la lignée des Becher serait cette fois autant artistique que scientifique.

Figure d-Système de représentation analogique des cas d'études

Système de représentation analogique des cas d’études (pour voir l’image en plus grand, cliquer ici)

 

Les documents de cette recherche sont disponibles sur le prototype de base de données de documentation du patrimoine industriel VSNPI.

Liens vers la documentation numérique des cas d’études sur VSNPI :

La tour d’extraction du puits Sainte-Catherine du charbonnage du Roton de Farciennes, Belgique.

La tour d’extraction du puits N°3 du charbonnage du Hasard de Cheratte, Belgique.

La tour d’extraction du puits Saint-Albert du charbonnage du centre de Ressaix, Belgique.

Lien vers les photomodèles des cas d’études (consultation optimale via Firefox ou Chrome):

La tour du Roton

La tour du Hasard

La tour Saint-Albert

 

Cet article s’inscrit dans le cadre d’un travail de fin d’étude, intitulé « Vers une sauvegarde numérique du patrimoine industriel » réalisé à la Faculté d’architecture de l’Université Libre de Bruxelles pour l’année académique 2011-2012, encadré par David Lo Buglio du laboratoire AlICe.

Pour citer cet article :

Anthony Pamart, « Vers une sauvegarde numérique du patrimoine industriel, minier et mineur », DNArchi, 14/02/13, <http://dnarchi.fr/pedagogie/vers-une-sauvegarde-numerique-du-patrimoine-industriel-minier-et-mineur/>

 


[1] Le programme de numérisation 3D du patrimoine « Monument 3D » trouve un écho dans la plateforme d’archéologie industrielle avancée « Usines 3D » ne renseignant pour sa part que le travail industriel.

[2] Alain Pelissier. Reichen & Robert: Architectures contextuelles, Poitiers, Éd. du Moniteur, 1993, 120 p.

[3] Christian Ruby et David Desbons, « Des friches pour la culture ? », EspacesTemps.net, 01/05/2002 [en ligne], URL: http://espacestemps.net/document338.html

[4] « D’autres bâtiments doivent leur survie à leur transformation en musée […] Toutefois, à l’heure où les musées existants subissent une manière de désaffection de la part du public, ce qui, pour certains, met en péril leur existence même, il n’est plus possible de multiplier ces créations. » Bruno et Laurent Chanetz, « Patrimoine industriel (France) »,  Encyclopedia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/patrimoine-industriel-france/.

[5] URBEX est l’acronyme d’urban exploration, ou exploration urbaine qui est une activité contre-culturelle proche du milieu sociétal dit underground « consistant à visiter des lieux, abandonnés ou non, en général, interdits d’accès ou tout du moins cachés ou difficiles d’accès ». « Exploration urbaine » ,  Wikipédia [en ligne], URL : http://fr.wikipedia.org/wiki/Exploration_urbaine.

[6] « Pour échapper à ce que Françoise Choay nomme joliment le « Complexe de Noé », qui aboutit à l’accumulation de biens culturels muséifiés, il nous faut définir l’assise de nos choix en matière de conservation du patrimoine, et préciser notre système de valeurs. » Muriel Verbeeck, « L’œuvre du temps. Réflexion sur la conservation et la restauration d’objets d’art », Images re-vues, N°4, 2007 [en ligne], URL : http://imagesrevues.revues.org/139.

[7] « Le danger serait que « le critère historique devienne plus décisif que le critère esthétique… Le risque existe donc du passage au « tout historique » au terme duquel on pourrait être tenté de tout protéger indifféremment » ». Luc Van Malderen, Archéologie industrielle, Belgique, 2002, Éd. Racine, Bruxelles.

[8] « L’industrie, envahissante comme un fleuve qui roule à ses destinées, nous apporte les outils neufs adaptés à cette époque nouvelle animée d’esprit nouveau ». Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, p.187

[9] « L’accélération de l’histoire n’est pas un mythe, et, malheureusement, il est plus aisé de détruire que d’édifier. » Gabriel Désert, « À propos du patrimoine industriel », Annales de Normandie, 32e année n° 3, 1982, pp 195-208. P.197.

[10] Giulio « Delminio » Camillo, Le theatre de la mémoire, 1544, rééd. Allia, 2001.

[11] « La qualité des lieux et la richesse des documents scientifiques les concernant, sont la première condition d’une mise en valeur sérieuse » Jean-Jacques Bertaux, « Documenter et mettre en valeur le patrimoine », Annales de Normandie, 2000, vol. 50, n° 2, pp. 378-383.

[12] « L’archéologie, parce qu’elle détruit l’objet de sa recherche – tout comme la restauration dénature l’authenticité du monument –, conduit ainsi à recourir à des techniques qui, avec la photogrammétrie et le laser, offrent les garanties d’une sauvegarde matérielle ou intellectuelle de la globalité du document historique. » Jean-Paul Saint Aubin, « ARCHÉOLOGIE (Traitement et interprétation), La photogrammétrie architecturale »,  Encyclopedia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/archeologie-traitement-et-interpretation-la-photogrammetrie-architecturale/.

[13] Raphaële Héno, « Archéologie et photogrammétrie, Les nouveaux potentiels », Géomètre n° 2075, novembre 2010, p.32. [en ligne], URL : http://www.ensg.eu/IMG/pdf/REVUE-GEOMETRE_colloque_09-10_sfpt-cipa.pdf.

[14] L’orthophotographie est une image numérique corrigée pixel par pixel pour correspondre à une projection plane, architecturalement parlant cela correspond à l’élévation d’une façade restituant à la fois ses dimensions et son apparence.

[15] À l’instar de la lasergrammétrie qui utilise un rayon laser pour relever les coordonnées xyz des points constituant un objet ou un espace, la photogrammétrie utilise le déplacement du capteur photographique pour reconstituer cette géométrie à partir d’un calcul de triangulation.

[16] La photomodélisation est une méthode qui utilise les principes photogrammétriques pour reconstruire visuellement un objet sur base d’une série de photographies, puis de projeter ces images pour texturer le modèle.

[17] La corrélation multi stéréoscopique est une méthode photogrammétrique qui utilise la parallaxe entre deux prises de vues pour restituer la géométrie d’un objet en calculant pour chaque pixel un point référencé. Cette « photographie en 3D » d’un objet forme donc un nuage de point.

 

About author

Licence Creative Commons
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage à l'Identique 2.0 France.
Designed by WPSHOWER
Powered by WordPress
ISSN : 2647-8447