Auteur : Francesco Cingolani _
DOI : https://doi.org/10.48568/kp8c-3053
[Dans cet article, Francesco Cingolani, architecte/blogueur/chercheur, interroge la notion de coworking, et en particulier, expose les potentialités et les apports de cette pratique de l’espace pour la conception architecturale numérique. Il questionne l’évolution de nos espaces physiques de travail à l’ère de la dématérialisation de nos supports de représentation, d’interactions sociales comme d’information. Francesco Cingolani s’engage ici pour le coworking qu’il met en œuvre dans son espace SuperBelleville.]
“Allo, tu es au bureau?”
“Pas du tout, je suis au coworking!”
L’échange ci-dessus (ironique et sérieux à la fois) est extrait d’un de mes tweets d’il y a quelques mois, au moment où j’ai commencé à fréquenter les espaces de coworking en France.
Mais qu’est-ce que ce coworking dont tout le monde parle ?
L’utilisation du mot grandit d’année en année (image en-tête), le nombre d’espace de coworking dans le monde a doublé en 2012 (source:deskmag) et en France aussi : le phénomène est en plein prolifération.
Un espace de coworking est un espace physique collaboratif dans lequel des travailleurs indépendants (et dans certains cas des entreprises et des écoles) partagent des ressources dans le but d’optimiser leurs consommation mais aussi (et surtout) afin de créer une communauté d’échange, de partage et de co-création. La première de ces ressources partagées est, évidemment, l’espace de travail. Mais il y a aussi les imprimantes, les machines à café, les salles de réunion et de montage, les ateliers de fabrication et aussi, parfois, des moyens de transport )
Le coworking est une typologie dans la famille plus grande des tiers-lieux, c’est à dire des espaces qui ne sont ni un appartement, ni un bureau, mais un peu les deux à la fois. C’est pourquoi on pourrait décrire un espace de coworking avec la recette suivante:
_ 50% bureau,
_ 30% lieu social d’échange et rencontre – c’est à la fois un bar et un espace public,
_ 20% d’espace vide (blank space) ou indéfini, capable de laisser la place aux phénomènes émergents de l’innovation et de la créativité.
Dans l’article “L’amour aux temps des nouvelles technologies”, j’affirmais que “d’un point de vue psychologique, il est facile de comprendre que la dématérialisation de nos outils de travail (Autocad), de nos documents (Google Docs), de nos supports de musique (Spotify) et même de nos relations personnelles (Facebook) peut nous déstabiliser et devenir une source de stress et d’angoisse”. Mais j’avais aussi souligné que l’espace physique est toujours au centre de notre activité sociale, relationnelle et créative. La crainte des années 90 qui préfigurait un monde ou l’Internet aurait tué la ville ou les relations humaines n’est désormais plus qu’une dystopie datée et irréaliste. L’explosion du phénomène du coworking en est une preuve évidente.
Espace, qualité de vie, productivité
Aujourd’hui, la réflexion sur les enjeux des nouvelles technologies de communication a pris de l’avance par rapport au scenario dystopique cité. Elle se situe plutôt autour des réflexions de la gestion du temps, de l’organisation de notre productivité et de l’amélioration de notre qualité de la vie. En effet, dans un système d’informations pervasives et en temps réel, la notion traditionnelle d’espace – une organisation logique et architecturale des limites entre les environnements et les pièces d’un bâtiment ou d’une ville – est complètement bouleversée.
Lorsque l’on peut travailler depuis n’importe où, comment faire en sorte de ne pas transformer notre cadre de vie en un géant espace de travail permanent (voir à ce propos le projet ci-dessus des jeunes architectes microcities qui préfigure un monde où on travaillerait tout le temps) ? Ou encore: si les flux d’informations tendent à s’approcher de plus en plus du temps réel, comment gérer notre équilibre entre ce flux d’informations et la production du travail?
Ces changements technologiques demandent des nouvelles capacités et des nouvelles méthodologies pour la prise de décision et, évidemment, demandent aussi des nouveaux lieux. D’un point de vue spatial, il est important de souligner comment les nouvelles technologies transforment la logique de la séparation (le mur, la grille, la porte) en une logique d’équilibre (équilibre entre travail et vie personnelle, entre on et off, entre sérénité et excitation, entre public et privé, entre chambre et espace de travail, etc.).
C’est pour répondre à ces nouveaux besoins d’équilibre et pour développer un nouvel art de vivre que les coworkers rejoignent les espaces de coworking. Lors d’un évènement récent organisé à Superbelleville coworking, les membres de l’espace affirmaient chercher dans les coworking un nouvel ordre, une séparation claire entre leur maison et leur espace de travail. La distance à parcourir entre ces deux lieux est importante car cela permet un changement de perspective. Aussi, on cherche souvent à travailler dans un lieu capable de nous inspirer, de nous surprendre. Le coworking peut aussi être un moyen pour continuer à s’inspirer et à se nourrir, pour sortir de la chaîne de production du travail et pour retrouver un équilibre entre création et production.
C’est aussi la raison pour laquelle les entreprises et les écoles s’intéressent à ces espaces : les coworking sont un écosystème de créativité et expérimentation avec une flexibilité dont les grandes organisations ne sont pas capables.
Dans l’article Network Thinking et apprentissage social: vers une architecture en réseau 2/2, j’avais expliqué pourquoi il est intéressant pour une agence d’architecture de tenir un blog avec une activité régulière. C’est pour des raisons très similaires qu’aujourd’hui les agences commencent à s’intéresser au coworking et que, depuis l’ouverture de notre espace à Super Belleville, l’agence Hugh Dutton Associés est partenaire du projet.
Une des principales vocations de ce lieu est de devenir un centre d’expérimentation pour l’architecture paramétrique avec des formations et des workshops sur le sujet, c’est pour cela que Hugh Dutton Associés s’intéresse au projet pour atteindre les buts suivants:
_ Agrandir l’écosystème des collaborateurs externes pour élargir le domaine d’intervention de l’agence vers les domaines de la création artistique, de l’urbanisme et du design d’objets ;
_ Augmenter la capacité de trouver rapidement des collaborateurs ;
_ Augmenter la capacité d’adaptation de la taille de l’équipe en fonction des nouveaux projets ;
_ Augmenter la visibilité de l’agence comme une structure innovante et transdisciplinaire dans le domaine de l’architecture et du design.
Les différents points abordés ci-dessus, bien que très divers, ont tous un point en commun : ils décrivent une nouvelle conception de l’espace qui ne serait plus caractérisée par ses aspects fonctionnels (maison, bureau, etc…) ou par les objets qu’il contient (comme par exemple les outils de travail dans les anciens bureaux) mais plutôt par ses aspects intangibles, comme les relations entre ses occupants ou, plus en général, son ambiance et aussi leur position relative dans la ville.
On aurait l’impression de chercher dans l’espace physique de la ville ce que la technologie n’est pas capable de dématérialiser (des relations humaines, certaines émotions, une hygiène de vie et un ordre mental, la confiance, etc.). Avec l’avancée des nouvelles technologies et leur puissance grandissante, l’espace se structure de plus en plus comme une succession d’entités éphémères non définies par leurs états finis mais par leurs potentialités.
Ce que j’appelle des “espace vaporeux”, des espaces hybrides aux fonctions indéfinies dont l’identité n’est pas conçu a priori mais se construit au fur à mesure par leurs transformations comme c’est le cas pour tous les systèmes naturels émergeants.
Or, si on se focalise sur la relation entre l’architecture et les nouvelles technologies, on peut affirmer que l’hyperconnectivité – qui caractérise le système contemporain et les nouveaux modes de travail – encourage l’indéfinition de l’espace plutôt que sa définition, l’ouverture plutôt que le projet – le dessin et l’architecture ne seraient que des outils de définitions et d’exclusion? . C’est une architecture de l’invisible, une architecture de l’espace vide qui remplace l’architecture des murs et des façades.
C’est cet aspect invisible de l’espace et de la pratique architecturale qui est au fondement du projet superbelleville coworking, conçu comme un lieu d’expérimentation autour des nouvelles pratiques de l’architecture numérique et du design paramétrique.
Le projet vise à avancer la recherche sur deux pistes parallèles et apparemment indépendantes mais qui sont axées autour d’une question commune : quelle est la relation entre les nouvelles technologies et les nouveaux espaces?
D’un coté, Superbelleville propose un espace vide comme plateforme de travail, de partage, d’échange, de création et d’expérimentation qui est ouverte et accessible aux travailleurs indépendants, aux chercheurs et aux artistes. Sous cet aspect il se configure comme un espace non défini, capable de recevoir et produire de l’inattendu. De l’autre, il encourage la création d’une communauté d’intérêts autour du design paramétrique, soit un ensemble d’outils et de savoir-faire qui permettent de songer à une architecture libérée de la production standardisée.
Dans un monde dessiné par les outils paramétriques, chaque objet et chaque espace pourraient être conçus, dessinés et fabriqués de manière différente en fonction des besoins de l’utilisateur, de l’instant dans lequel il est conçu et, aussi, en fonction des données environnementales disponibles et exploitables.
En quelque sortes, le design paramétrique représente le contraire des espaces vaporeux, car il s’agit au contraire de rendre possible l’ultra-personnalisation des espaces et des objets.
Superbelleville se situe au carrefour de cette dichotomie du monde contemporain : il vise a explorer ces deux pistes de travail afin de définir l’espace du futur et le rôle des nouvelles technologies, dans une démarche à mi-chemin entre la recherche artistique et la production architecturale et urbaine.
Superbelleville est un espace co-fondé par Francesco Cingolani, Small Bang et Oikos.
Vous pouvez suivre Francesco Cingolani sur twitter : @immaginoteca
Pour citer cet article :
Francesco Cingolani, « Révolution numérique et coworking : Vers une ville vaporeuse? », DNArchi, 13/05/13, <http://dnarchi.fr/pratiques/revolution-numerique-et-coworking-vers-une-ville-vaporeuse/>