Auteurs : Nuria Alvarez Coll et Anne-Sarah Bornkessel
Laboratoire CRESSON – ENSAG
DOI : https://doi.org/10.48568/8rwh-9p64
[Résumé : Si les architectures vernaculaires reflètent le territoire où elles sont inscrites, les architectures contemporaines semblent quant à elles déracinées. L’utilisation des matières premières et la promotion d’une relation tactile et plus directe au monde, peuvent-elles être des alliées pour créer des architectures qui réaffirment un lien sensible au corps et réaniment un génie du lieu[1] ? « Espaces qui touchent » est un dispositif tactile qui explore le toucher en lien avec la matière.]
[Abstract: Vernacular architectures mirror the territory where they are inscribed; contemporary architecture seems to be uprooted. As a counterpoint to a trend towards abstraction, this research questioned the use of raw matter and the emphasis of a tactile and more direct relationship to the world be embedded to create architectural spaces that reaffirm a sensitive connection to the body and reanimate a genius loci[1]? “Espaces qui touchent” is a tactile experiment which explores touch in relation to matter.]
1. Introduction
Certaines sociétés sont gouvernées par un principe de symbiose où l’humain semble faire un avec son écosystème, son milieu. Le géographe Éric Julien écrit à propos des Kogis, un peuple situé au nord de la Colombie :
« Pour les Kogis, l’homme n’a ni plus ni moins d’importance qu’un arbre, une rivière ou une montagne. La terre est une sorte d’énorme corps humain dont les rivières seraient le sang ; les arbres et la végétation, le système pileux ; la terre, la peau ; les roches, les os ; le vent, le souffle ; et l’énergie, le système nerveux. » (Julien, 2001, p.145)[2]
Notre société moderne occidentale tend à séparer l’individu de son milieu. L’humain devient ainsi un être indépendant, un électron libre. Par extension, un grand nombre de créations humaines, dont l’architecture, sont considérées par certains auteurs comme « déracinées »[3] ou « hors sol »[4].
Comment nos espaces construits peuvent-ils nous aider à nous enraciner ?
Cet article pose les prémisses d’une thèse intitulée : « Concevoir à l’état brut : la fonction tactile et les matières premières pour contextualiser l’architecture. »[5] Cette recherche questionne notre rapport au monde à travers l’architecture en portant plus particulièrement attention à la matérialité qui compose nos espaces construits et l’ambiance qui en émane. Nous mettons à ce titre en avant la dimension corporelle, par le biais du toucher, pour explorer comment des liens avec notre milieu se tissent à travers elle.
Nous partons de l’hypothèse que les espaces architecturaux conçus en utilisant des matières premières ont la capacité d’orienter des ambiances spécifiques et des processus d’appréhension impliquant directement le corps. Le terme « matière première » sera utilisé dans cet article en faisant référence aux matières biosourcées que nous avons à portée de main : la terre, le sable, la paille, la pierre, le bois, etc.
À travers une expérience tactile, intitulée « Espaces qui touchent », cet article cherche une manière d’identifier et de décrire les types de sentiments corporels éveillés par des matières de différentes natures lorsqu’un individu entre en contact avec elles.
2. Mon corps, chair du monde
2.1. Le toucher, organe sensoriel « interne » et « externe »
La peau est l’organe qui s’élabore le premier, avant les 8 semaines de l’embryon, quand il n’a pas d’yeux ni d’oreilles. Selon une loi générale en embryologie, plus une fonction se développe tôt, plus elle est fondamentale.[6] Le toucher est le sens qui se développe au tout début de notre vie, le dernier à nous quitter et celui qui est « always on » (Nancy, 2008a, p. 151)[7]. D’importance capitale, l’anthropologue Ashley Montagu définit le toucher comme la « mère des sens ».
Mais qu’est-ce que le toucher ? Un sens, un organe, un système ?
La définition du sens du toucher a été remise en cause tout au long de l’histoire. La complexité réside, car il s’agit d’un sens à la fois « externe » et « interne ». À l’exception du toucher comme phénomène extéroceptif, c’est-à-dire, informé par la superficie de la peau, il y a des sensations plus profondes et moins développées dites « intéroceptives ». Toujours engagées même si elles sont souvent sans une connaissance consciente, ces sensations internes composent la proprioception. Le toucher n’est pas simplement un « sens de proximité »[8] et il serait réducteur de le limiter au contact des mains… « Il {le toucher} n’a pas des frontières claires et il est constamment en train de se dilater et redéfinir notre sensorium à travers de l’usage et l’expérience. » (Brand, 2017, p.95)[9]
Selon Fulkerson, il s’agit d’un seul mode sensoriel avec une multiplicité de sous-systèmes sensoriels « qui travaillent ensemble pour attribuer ou lier des caractéristiques sensorielles (…) au même ensemble d’objets » (Fulkerson, 2014, p.33)[10]. L’expérience tactile que nous faisons d’un objet est donc ressentie comme un phénomène unitaire.
Nous partons d’un modèle de perception qui prend en compte l’humain comme un être multisensoriel. Le sens du toucher est reconsidéré en incluant le corps entier, donc son intersensorialité et sa synesthésie.
2.2. Pour une architecture « plus que visuelle »
« Le toucher est le mode sensoriel qui intègre notre expérience du monde dans celle de nous-mêmes. » (Pallasmaa, 2010, p.11)[11]
Si nos mains peuvent toucher des choses, c’est parce qu’elles peuvent aussi être touchées et font partie du monde tactile qu’elles explorent. Il s’agit du principe basique de la pensée ontologique, qui reprend la notion « interne » et « externe » du toucher mentionnée plus haut : on ne peut pas sentir sans sentir sa propre corporalité, car forcément « to touch is to touch oneself. » (Merleau‐Ponty, 1968e, p. 255)[12]
En plus d’être le sens qui nous connecte au monde, cette modalité sensorielle permet d’expérimenter une pratique corporelle de l’espace. Mais aujourd’hui, l’hégémonie de la vision par rapport aux autres modalités sensorielles nous amène entre autres à oublier le sens du toucher, si fondamental dans le domaine architectural. Les bâtiments sont conçus essentiellement pour être vus alors que le vécu nous les fait quotidiennement expérimenter comme notre troisième peau. Il s’agit d’architectures que notre vision optique développe sans prendre en compte la richesse qu’une vision haptique pourrait nous apporter. Cela tendrait à nous détacher en quelque sorte du monde, en renforçant une position de spectateur. Kenneth Frampton postule que cet appauvrissement ontologique peut être corrigé en adoptant une stratégie plus tactile[13]. Selon Pallasmaa :« une architecture qui « améliore la vie » doit s’adresser à tous les sens à la fois et fondre l’image de notre moi dans notre expérience du monde. » (Pallasmaa, 2015, p.11)[14]
Pour certains architectes, la dimension tactile est réputée essentielle, mais peu d’éléments concrets sont réellement identifiés pour construire leurs affirmations. Dans son essai : « Intentionnalités tactiles en architecture », Crunelle différencie le toucher « primaire », qui a le rôle de nous protéger de l’extérieur, du « toucher sensuel » qui apparait en lien avec le confort que l’être humain aménage autour de lui. L’attention qui n’est pas portée aujourd’hui à de possibles dangers extérieurs va être transférée à d’autres activités physiques, intellectuelles, émotionnelles ou communicationnelles :
« À ce moment, un autre aspect de la sensibilité tactile va apparaitre plus sensuelle : celle où le corps, vis-à-vis des agressions, va faire place à la qualité des matériaux qui l’entoure, ainsi qu’à un certain sentiment de bienêtre corporel. L’homme se sent bien, portera son attention aux autres, dialoguera plus facilement et communiquera davantage. » (Crunelle, 2011, p.28)[15]
Mais, le confort tel qu’il est compris de nos jours pourrait aplatir nos sens en construisant des espaces aseptisés et hygiéniques, certes, mais avec peu de « stimulation tactile », et plus généralement sans prendre en compte la dimension active de l’habitant[16]. Comme l’anthropologue David Howes remarque dans un de ses écrits à propos de l’intelligence de la peau : « Nous passons notre temps en grande partie à l’intérieur, où l’architecture et la conception se conjuguent pour fournir un environnement aussi dépourvu que possible de stimulation tactile. (…) On suppose généralement que nous sommes mieux servis par notre environnement tactile lorsque nous remarquons à peine sa présence. » (Howes, 2005, p.29)[17]
L’utilisation de matières premières pourrait-elle être un moyen d’envisager une architecture orientée vers l’ensemble de notre sensorium ?
3. Habiter la matérialité brute
3.1. Le contact avec notre milieu
« Peut-être la nature tactile désengagée/pas impliqué de nombreux matériaux du monde moderne sont un produit de notre relation d’indépendance envers notre milieu. » (Howes, 2005, p.29)[18]
Passer du temps privé de contacts physiques avec notre milieu est susceptible de créer des troubles sur notre santé. Depuis 2009, les études sur la relation entre nature et santé ont augmenté exponentiellement[19]. De nombreuses pratiques actuelles démontrent le besoin humain de se reconnecter à la nature et de se recentrer sur soi pour rééquilibrer son organisme. Un exemple qui a permis d’élargir le domaine de la recherche[20] a été le bain de forêt, « shinrin-yoku », recommandé par la médecine traditionnelle au Japon et Corée du Sud. D’autres pratiques thérapeutiques, comme le « champ d’argile », utilisent le modelage d’argile pour travailler sur le plan psychique des patients[21]. La pratique du « earthing », également appelée « grounding », consiste à avoir un contact direct de la peau avec le sol. Il s’agit encore un exercice sensoriel qui nous connecterait électriquement à la terre, ce qui semblerait avoir un effet curatif de par ses propriétés antioxydantes et, surtout, anti-inflammatoires. Ces effets positifs liés à la relation entre la nature et la santé sont peu pris en considération, car ils sont peu documentés et insuffisamment étayés[22].
Le contact physique avec notre environnement naturel agit sur notre santé, mais aussi implique davantage notre sensorium. Selon David Abraham, nos sens prennent de l’acuité quand nous sommes en contact avec notre milieu. « Les formes natives de la Terre », comme il l’exprime, se combinent et se recombinent dans des compositions et figures toujours changeantes.
« (…) Toutes ces formes et espèces ont coévolué, comme nous-mêmes, avec le reste de la Terre changeante. Leurs rythmes et leurs formes se composent, couche après couche, de rythmes plus ancestraux et, en s’impliquant avec eux, nos sens sont entrainés vers une profondeur infinie, qui résonne avec celle de notre propre chair. » (Abraham, 2000, p.70) [23]
Par contre, en contact avec le monde matériel issu de l’industrialisation, nos sens sembleraient endormis. Les artéfacts et matériaux, produits en masse, conduisent notre attention vers une danse qui ne cesse de se répéter sans aucune variation. « Une fois que notre corps maitrise la fonction de l’artéfact », ajoute Abraham, « l’objet (…) n’a plus rien à enseigner à nos sens, il ne peut plus nous surprendre. » (Abraham, 2000, p.70)[24]
Si un contact avec la matière première semblait apporter du bienêtre et réveiller nos sens endormis, il s’agit aussi d’un des principaux enjeux face à la crise écologique actuelle.
3.2. Vers une nouvelle ère : le Symbiocène
« Jusqu’au XIXe siècle, nous construisions avec des matériaux entiers. Les matériaux contemporains sont perfectionnés, standardisés, normés : ce sont des matériaux synthétiques qui préservent avant tout des qualités objectives et performancielles. La matérialité initiale est alors remplacée par des effets de matière. Quelle est la qualité haptique d’un PVC imitation bois ? Que nous fait sentir un papier peint imitation cuir ? Qu’est-ce que nous éprouvons face à une résine imitation pierre ? Ou à l’inverse : comment qualifier ce que nous ressentons en contact avec le synthétique ? »[25]
Si pour certaines sociétés traditionnelles le corps se décrit en continuité de la nature, les architectures vernaculaires reflèteraient comme un miroir le territoire où elles s’inscrivent. Construit avec les matières disponibles et à portée de main, le bâti apparait comme un prolongement du lieu, de ses couleurs, de sa matière, de ses formes, de ses textures… Ces architectures ont une dimension sensible que l’on ne retrouve plus dans les constructions actuelles.
Cependant, force est de constater que depuis le développement de l’industrialisation et l’exploitation des ressources, un grand éventail de matières et matériaux qui arrivent entre nos mains sont issus d’une longue chaine de transformations ; cette chaine est parfois si longue, qu’elle nous empêche de créer un lien entre la provenance de la matière, sa fabrication et le produit final.
Même si un contraste matériel n’interdit pas un accord avec le lieu, il oublie un facteur important aujourd’hui : la richesse expressive et sensorielle des matières premières : la terre, les cannes, la paille, le bambou, le roseau, le bois, la pierre, etc. L’utilisation de ces matières que nous avons à portée de main pourrait nous aider à changer de paradigme, rentrer dans l’ère Symbiocène défini par Glenn Albrecht[26]. Les principes organisateurs de cette nouvelle société sont :
- Le caractère totalement recyclable et biodégradable des intrants et extrants du système de production ;
- L’utilisation des ressources renouvelables locales et dans la biorégion ;
- L’élimination des déchets toxiques à toutes les étapes de la production, de la consommation et de l’entreprise.
Cette recherche s’inscrit ainsi dans ce contexte écologique, de relation à l’environnement naturel, et explore les potentialités expressives (mais aussi les limites) des matières premières. Nous partons de l’hypothèse que ces matières créent des ambiances particulières, en prenant en compte ou en activant la sensorialité humaine et qu’elles réveillent notre mémoire corporelle.
Dans les chapitres qui suivent, nous décrirons l’expérience tactile que nous avons menée afin de rechercher les types de « sentiments corporels » éveillés par des matières de différentes natures lorsqu’un individu entre en contact avec elles.
4. Expérience tactile : « Espaces qui touchent »
4.1. Contexte
Cette expérimentation prend comme référence l’installation « Le Pénétrable » de l’artiste Jesús Rafael Soto. Cet artiste vénézuélien suspend des fils de nylon sur un espace cubique, incitant le public à le traverser et l’enveloppant dans une expérience tactile particulière.
« Espaces qui touchent » utilise ce concept de cordes suspendues et propose deux espaces avec la même affordance[27]. Chaque dispositif est composé par un panneau de bois aggloméré (Medium ou MDF) renforcé avec un cadre en bois. Des trous espacés de dix centimètres permettent de faire passer les cordes qui seront ensuite suspendues. La seule différence par rapport à l’œuvre de Soto dans notre double dispositif est la nature de la corde :
- Une corde de chanvre d’épaisseur 8 mm pour un dispositif.
- Une corde de polyester, imitation chanvre, d’épaisseur 8 mm pour l’autre dispositif.
L’expérience a été aménagée dans les bâtiments cédés par la mairie de Grenoble au Grand Collectif[28]. Les deux dispositifs ont été installés dans deux appartements d’un même étage, dans deux chambres de la même taille (environ 4 m x 3 m) et suspendus à 2,5 m de hauteur.
L’utilisation de matières de différente nature permet de questionner, grâce à un protocole précis, l’expérience tactile selon la nature de la matière. L’expérience se développe selon les bases d’une méthodologie ethnographique[29]. Le questionnaire d’enquête utilisée est inspiré du protocole expérimental employé dans une expérience visant à mieux connaitre le potentiel de l’ambiance des illuminations colorées dans l’architecture[30].
L’approche de recherche prend appui sur plusieurs domaines académiques. Ce sera à travers une pratique artistique que les ambiances construites avec les matières premières seront questionnées. Nous utiliserons une méthodologie basée sur les sciences sociales afin d’extraire des conclusions dans le domaine de l’architecture.
4.2. Déroulé de l’expérimentation
L’expérimentation dure entre 45 et 60 minutes et accueille un×e participant×e à la fois. Elle a été menée avec 18 participant×es (11 hommes et 7 femmes) âgés entre 19 et 68 ans, de différentes provenances sociales et culturelles.
Introduction à l’expérience sensorielle
Le×la participant×e est accueilli dans le salon d’un des deux appartements et est invité×e à se déchausser. Pour débuter, l’encadrante de l’expérience explique qu’il×elle va vivre une expérience tactile et donc que, premièrement, il×elle lui faut réveiller sa peau en se frottant les extrémités, le plexus, le dos et la tête. Ensuite, il×elle est invité à s’assoir sur un fauteuil. Le contexte du dispositif est expliqué brièvement pour le×la mettre en confiance et qu’il×elle ait son corps disponible. Le×la participant×e est ensuite invité×e à se bander les yeux : « Essaie de sentir quelles parties de ton corps sont tendues ou détendues… Dans quel état émotionnel te sens-tu ? » La première expérience sensorielle est un lavage de mains avec de l’eau tiède. Cette démarche s’adapte à des questions sanitaires, mais répond également à l’objectif d’installer un rituel pour commencer de la même façon les deux expériences.
Choix de l’expérience
Une fois que le×la participant×e s’est séché×e les mains et toujours avec les yeux fermés, deux cordes de différente nature composant les deux installations sont posées sur chacune de ses mains. « Par quelle matière tu te sens attiré ? » Il×elle devra choisir une corde pour commencer par une des deux installations.
Toucher actif vs Toucher passif[31], Yeux ouverts vs Yeux bandés
Le×la participant×e est accompagné×e devant la porte de l’installation qu’il×elle a choisie. Le fait de faire toucher avec les mains le seuil de la porte a été important pour rassurer les participant×es.
La première consigne consiste à traverser l’espace de la chambre en se laissant toucher par la matière, c’est-à-dire sans l’usage des mains. Après, le×la participant×e est invité×e à découvrir l’installation librement pendant deux minutes, toujours avec les yeux bandés, mais cette fois-ci avec la possibilité de toucher activement la matière.
Ensuite, il×elle est amené×e à sa position initiale (au seuil de la porte, face à l’installation) et il×elle est invité×e à retirer le bandeau. À nouveau, cette fois-ci avec les yeux ouverts, il×elle traverse l’espace en se laissant toucher par la matière et interagit librement avec l’espace pendant deux minutes.
Immersion dans le dispositif
Nous demandons aux participant×es de s’allonger sur un tapis sous le dispositif. Un bout de corde leur est proposé afin qu’ils×elles puissent la défaire et découvrir plus profondément la matière.
Questionnaire
Dans cette phase de détente et d’observation du dispositif depuis le sol, des questions sont posées :
a) Dans quel état corporel et émotionnel tu es arrivée dans la salle de l’expérience et comment tu te sens maintenant ? Est-ce qu’il y a un changement ?
b)Quelle était la différence de sensations corporelles entre la traversée yeux fermés et la traversée yeux ouverts ?
c) Comment était l’expérience de contact avec cette matière ?
À la fin de la deuxième expérience, une dernière question est posée :
d) Quelle est la différence de cette expérience par rapport à la première ?
Fin de l’expérience
Une fois les questions de la deuxième expérience posées, nous invitons le×la participant×e à nous suivre vers la salle où il×elle a été accueilli. Sur la table, les deux cordes démêlées des deux expériences sont posées. Nous prenons environ 10 minutes pour lui expliquer les origines des deux cordes et les objectifs de l’expérience et la recherche. Le débat est ouvert et une discussion parfois longue est entamée autour de l’expérience, le toucher, les matières premières, le progrès et l’industrie du bâtiment.
4.3. Analyse et résultats
Dans cette partie nous analyserons les réponses aux questions suivantes :
- Choix de la matière
- Changement d’état corporel et émotionnel après l’expérience
- Traversée avec les yeux ouverts ou fermés
- Expérience sensorielle avec des matières de différente nature
- Différence entre les deux expériences
1. Choix de la matière
Neuf sur les dix premières personnes qui ont vécu l’expérience ont choisi de commencer par l’expérience avec la corde de polyester. Après la dixième personne, nous avons décidé de ne plus proposer ce choix et de commencer par l’expérience avec la corde de chanvre. Ce changement de protocole répond à la recherche d’un équilibre dans les réponses des participant×es : même sans savoir qu’il y a deux expériences tactiles pareilles (avec une matière différente), l’effet de surprise disparait au premier contact avec les cordes de la deuxième expérience. Ceci pouvait amener à des récits moins riches.
2. Changement d’état corporel et émotionnel
Après la première expérience, la plupart des participant×es (douze sur dix-neuf) expriment un état plus détendu et apaisé par rapport à leur état d’arrivée :
« Je suis plus réceptif maintenant. » ; « J’arrivais speed et avec beaucoup de choses en moi, je me sens apaisée. » ; « Je suis plus détendu. » ; « Je me sens plus léger, bien. » ; « Maintenant, apaisé et assez contemplatif. » ; « Tranquille ».
La deuxième expérience n’a pas changé cet état. Cela explique que le moment de variation de l’état corporel et émotionnel se fait au début de l’expérience.
D’un autre côté, les participants expriment aussi la notion ludique vécue : « Moi je me sens très bien. Bien amusé. » ; « C’est plaisant, on peut jouer, se laisser aller. » ; « J’ai l’impression que dans la vie courante on ne t’invente pas des jeux comme ça. »
3. Traversée avec les yeux ouverts ou fermés
La plupart des participant×es expriment une différence entre leur imagination de l‘installation en ayant les yeux fermés, avec la réalité visuelle ensuite : la dimension et la forme de l’installation, leur position dans l’espace ou la taille des cordes.
Les yeux fermés invitent la plupart des participant×es à être plus connectés à leurs sensations, leur corps et leur imaginaire. Pendant l’expérience avec les yeux ouverts, le mental prend la place et les participant×es se sentent captivés par l’esthétique de l’installation : les effets de lumière et de perspective. Cela confirme la théorie de Candlin[32] selon laquelle la perception optique serait liée à l’intellectuel et la perception haptique à la perception primaire. Dans le tableau ci-dessus, un recueil de commentaires résume les propos des participant×es :
Yeux fermés | Yeux ouverts |
« On est vraiment dans les sensations. » | « Plus difficile d’avoir des sensations. » |
« On peut plus imaginer, plus sympa, c’est comme rêver. » | « Même si j’arrive à imaginer les choses, c’est un effort (imaginer). » |
« Avec les yeux fermés, c’est physique, direct. » | « On réfléchit plus », « Je regarde, j’observe, je réfléchis. » |
« C’est lâcher prise » | « Je rationalise. » |
« Toucher plus fort, sensation plus forte. » | Esthétiques : « Attiré par les effets de lumière », « c’est beau. » |
Différence entre la traversée avec les yeux ouverts et fermés (tableau : N. Alvarez Coll)
4. Expérience sensorielle avec des matières de différente nature
Les réponses libres des participant×es nous ont permis d’analyser le vocabulaire qui apparait quand la matérialité est évoquée. Les catégories émergentes, qui ont été reprises d’une expérience tactile précédente[33] sont les suivantes :
1) Jugement : notions d’« agréable », « confortable », « j’aime ou je n’aime pas »,…
2) Identification matière ou description de la matière : « comme de grosses dreads qui tombent des cheveux », « comme un pull ».
3) Métaphores : « Cela donne l’impression de pouvoir nager », « on dirait presque la bête ».
4) Souvenirs : « arbres qui bougent quand tu es dans la campagne »,
5) Ressentis corporels : « lourd », « rêche », « cela caresse », « côté protecteur des cordes », « rassurant » …
6) Interaction avec les autres sens : « L’espace du son n’est pas que sonore, est aussi tactile. »
Nous n’avons pas pris en compte les jugements pour rentrer dans le domaine de la psychologie ni cette tendance à nommer l’objet où le décrire énoncé par le psychologue James J. Gibson : « Normalement la personne touche et tends à nommer l’objet si elle peut ou bien le compare avec un objet familier. » [34]
Les données ont été analysées sur trois catégories : « ressentis corporels », « souvenirs et métaphores » (les deux catégories se regroupent ici pour être liées au vécu personnel de chacun)[35] et « interaction avec les autres sens. » Les figures ci-dessus résument les propos des participant×es en contact avec chacune des matières :
Description de la matière :
La plupart des participant×es remarquent la douceur et la légèreté au contact de la corde de polyester. La douceur semblerait expliquer la préférence de cette matière par rapport au chanvre naturel (énoncé dans le premier point de cette partie) : « Doux, agréable. Dans l’autre je cherchais le contour et dans celle-ci j’avais envie d’être au milieu. » « La douceur est plus agréable. » Cette douceur amène certains participants à penser que la corde de polyester est plus fine.
En ce qui concerne l’expérience de contact avec la corde de chanvre, les adjectifs les plus utilisés sont : piquante, rêche, lourde et dense. Par son poids et densité, elle est considérée plus « présente » et plus « physique » selon le témoignage des participant×es : « Toucher dur et plus lourd donc plus présent. » ; « Je peux y aller plus robuste dedans » ; « beaucoup plus physique ».
Souvenirs et métaphores :
Certaines mémoires, et par extension l’univers où les participant×es sont transporté×es, semblent être déclenchés par l’affordance de l’installation sans dépendre de la nature de la corde :
- 6 personnes parlent des cheveux et de l’envie de faire des tresses (3 pour la corde de chanvre et 3 pour la corde de polyester)
- 4 personnes évoquent un univers aquatique. Deux personnes en parlant de la nage, donc les mouvements faits pour écarter les cordes (chanvre) et trois autres pour parler d’univers aquatique et les tentacules d’une pieuvre (polyester).
D’autres mémoires sont vraiment liées à la nature de la corde. L’odeur très marquante de la corde de chanvre est un déclencheur de souvenirs liés au contact avec la « nature » : 15 personnes sur 18 en font référence. Cette liaison à des espaces naturels est beaucoup moins présent dans l’installation avec la corde de polyester : seulement 4 personnes évoquent un « grenier plein de foin », « un champ de maïs », « être sous terre et avoir toutes les racines ». Mais il s’agit surtout de commentaires liés à l’affordance de l’installation.
Interactions avec les autres sens :
Peu de participants ont remarqué l’ambiance sonore de l’installation. Seulement 5 personnes font référence au son : 4 pour l’expérience avec la corde de chanvre et 1 personne pour celle de polyester. « Tu touches et tu entends le choc, c’est rythmé. L’espace du son n’est pas que sonore est aussi tactile. Tu l’écoutes… tactilement. »
L’odeur des cordes de chanvre était prégnante et comportait, pour la plupart des participant×es, la première expérience sensorielle avec cette matière. Quinze sur les dix-huit participants en parlent, en faisant le lien avec des odeurs d’animaux ou des mémoires de moments passés dans la nature :
« Odeur qui frappe à l’entrée et t’amène dans quelque chose d’extérieur : traverser un pré avec de longues herbes vertes. » ; « Odeurs de grenier, de bouse de vache. Souvenir d’enfance : un grenier où il y avait une corde avec laquelle ils sautaient d’un côté à l’autre. » ; « Cela sent l’odeur de la matière, au cheval, les crins… » ; « Odeur de la campagne. »
5. Différence entre les expériences
À travers les récits des participant×es, nous constatons l’importance de la notion temporelle dans ce genre d’expérimentation qui compare deux matières de différentes natures. Face au premier choix qui répond à un toucher immédiat avec la pointe des doigts, nous remarquons que le fait que les participant×es restent un certain temps dans chacune des installations permet aller plus loin dans les témoignages des participants.
Si visuellement les deux installations sont autant inspiratrices, la corde de polyester semblerait être une matière plus neutre pour le reste des sens, comparée à celle de chanvre :
- Par son odeur marquante, cette matière permet de réveiller des souvenirs et des mémoires corporelles des moments vécus dans la nature. « L’expérience olfactive m’a vraiment touché. L’odeur est un déclencheur important lié aux souvenirs. »
- Par son poids et densité, elle est plus sonore et plus présente comme le témoignent les récits des participant×es : « On sent leur présence de manière plus importante. En décomposant la corde : Toucher dur, plus présent, plus lourd donc plus présent.»
- Un des participants ajoute la notion d’irrégularité de la matière chanvre : « J’étais déçu par rapport au sensoriel de la première… Plus neutre, elle ne te parle pas. C’est comme l’écorce, les irrégularités d’une pierre qui t’accrochent. »
Ce manque d’odeur et de poids est décrit par certains participants comme « neutralité » et « manque de caractère » de la corde de polyester : « La corde imitation chanvre a un côté neutre. On a tendance à neutraliser les sens. La matière a moins de caractère. ». ; « Cela me manquait la matière » ; « quand j’ai ouvert les yeux, je me suis dit : c’est la même corde ? C’est la même installation, mais pas la même ! Cela ne me produit pas la même sensation… Cela ne m’a pas touché. »
5. Conclusions
Premièrement, l‘expérience « Espaces qui touchent » nous permet de souligner les effets positifs du toucher. La plupart des participant×es expriment une joie d‘avoir vécu le toucher. La prise en compte de ces connaissances dans le développement de nos métiers de psychomotricienne, architecte et artiste se confirment. Ces constats sont d’autant plus importants avec les précautions prises face au Covid 19, qui diminuent encore plus la place du toucher dans notre société.
Les matières proches de leur état d’origine semblent nous « toucher » particulièrement. L’utilisation de cette matérialité dans les ambiances architecturales pourrait stimuler nos sens endormis. Ce réveil sensoriel pourra-t-il permettre de nous échapper de la neutralité, l’hygiénisme et aseptisation des espaces actuels et faciliter l’ancrage dans notre corps et par extension dans notre rapport au monde ?
Cette étape de travail nous encourage à aller plus loin et à envisager, dans une prochaine expérience, une liaison plus directe à l’architecture. Les espaces construits « qui touchent », le font sans toucher littéralement le corps des usagers. Dans nos futurs travaux, nous explorerons le toucher haptique à travers la modification de la matérialité d’une surface. Comment ce changement modifie l’ambiance de la pièce ?
[1] Norberg-Schulz C. op. cit.
[2] Julien, E. (2001). Le chemin des neufs mondes, sur les traces des indiens Kogis de Colombie, Paris : Albin Michel. 343 p.
[3] Pallasmaa, J. (2010). Le regard des sens. Paris : Linteau. 99 p.
[4] Berque, A. (2012). Valeurs humaines et cosmicité : recosmiser l’aménagement, l’urbanisme et l’architecture. Master européen en architecture et développement durable, VIII. Université catholique de Louvain-la-Neuve. Conférence inaugurale.
[5] La thèse d’une des auteures, Nuria Alvarez Coll, se situe dans une démarche de « recherche création ». Elle envisage l’alternance des périodes de création et de réflexion. Ces allers retours permettent d’affiner et redéfinir les objectifs des expériences au fur et à mesure qu’elles sont analysées.
[6] Montagu, A. (2014). La peau et le toucher, un premier langage. Seuil. 220 p.
[7] Nancy, J.‐L. (2008a). Corpus. New York, NY: Fordham University Press. x+173 p.
[8] Hatwell, Y., Streri, A., et Gentaz, E. (2000). Toucher pour connaître : psychologie cognitive de la perception tactile manuelle. Presses Universitaires de France. 332 p.
[9] Brand, A. (2017). Touching Architecture: a felt‐phenomenology of affective atmospheres & embodied encounters. Thèse. 324 p.
[10] Fulkerson, M. (2014). The First Sense: a philosophical study of human touch. Cambridge, MA: MIT Press. xvi+219 p.
[11] Pallasmaa, J. op.cit.
[12] Merleau‐Ponty, M. (1968e). Working Notes, The Visible and the Invisible. Evanston, IL: Northwestern University Press. 338 p.
[13] Frampton, K. Modern Architecture: a critical history (4 ed.). Thames & Hudson. 324 p.
[14] Pallasmaa, J. op.cit.
[15] Crunelle, M. (2011). Intentionnalités tactiles en architecture. Scripta. 96 p.
[16] Voir par exemple à ce propos Grégoire Chelkoff, Bien être sonore à domicile, rapport de recherche CRESSON, Ecole d’architecture de Grenoble 1991 et Grégoire Chelkoff. Du confort acoustique au confort sonore : évolutions des pratiques et de l’architecture du logement. Segaud Marion. Modes de vie et architectures du logement, Plan Construction, 1993. ⟨hal-01168071⟩
[17] Howes, D. (2005). Skincapes dans le livre The book of touch de Constance Classen. Berg. Xii+461 p. Traduction personnelle.
[18] Howes, D. op.cit. Traduction personnelle.
[19] Nilsson, K., Bentsen, P., Grahn, P., Mygind, L. (2019). De quelles preuves scientifiques disposons-nous concernant les effets des forêts et des arbres sur la santé et le bien-être humains ? Santé Publique, 1, p. 219-240. https://doi.org/10.3917/spub.190.0219
[20] Hansen M.M., Jones R., Tocchini K. (2017). Shinrin-yoku (forest bathing) and nature therapy: a state-of-the-art review. International Journal of Environmental Research and Public Health, 14, p. 851.
[21] Rey, B., Chouvier, B. (2011). Modelage et psychose : une clinique de la groupalité dans ses fondements archaïques et sensoriels. Érès. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 57. p 65-77.
[22] A ce manque de connaissances il faudrait ajouter le fait que traditionnellement les sciences de la santé se sont surtout penchées sur les facteurs environnementaux néfastes et sur leurs conséquences négatives (pathogenèse) et ne pas sur l’effet salutaire (salutogenèse).
[23] Abrahm, D. (2000). La magia de los sentidos. Kairós. 303 p.
[24] Abrahm, D. op.cit.
[25] Propos recueilli dans la page web de l’architecte Manuela Franzen : http://www.manuelafranzen.com
[26] Albrecht, G. (2019). Les émotions de la terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde. Paris : Les Liens qui Libèrent. 364 p.
[27] Gibson, J. J. (2014). Approche écologique de la perception visuelle. Dehors. 519 p.
[28] Les deux auteures de l’installation, en tant que membres de la compagnie de théâtre Colectivo Terrón, font partie du Grand Collectif. Le Grand Collectif réunit cinq structures culturelles : Regards des lieux, Colectivo Terrón, Le Grille-Pain, Lieu dit et Images solidaires. La Ville de Grenoble décide de faire confiance au Grand Collectif pour investir pendant un minimum de trois ans, des bâtiments dans le quartier de l’Abbaye. Ce Tiers-Lieu permettra d’explorer de nouvelles manières d’être solidaire et d’accompagner cette transition urbaine.
[29] Madden, R. (2010). Being ethnographic: A Guide to the Theory and Practice of Ethnography. Los Angeles: SAGE Publications Ltd.
[30] Nielsen, S.L., Friberg, C., Hansen, E.K. (2018). The Ambience Potential of Coloured Illuminations in Architecture. A spatial experiment exploring bodily sensations. Revue Ambiances n°4. https://doi.org/10.4000/ambiances.1578
[31] Gibson, J. J. (1962). Observations on active touch. Psychological review 69(6), 477.
[32] Candlin, F. (2010). Art, Museums and Touch. Manchester, UK: Manchester University Press. xii+208 p.
[33] Alvarez Coll, N. (2020). Raw Materials and Emphasis on Tactile Perceptions to Create Atmospheres. A Tactile Experiment to Explore Bodily Sensations. Proceedings of the 4th International Congress on Ambiances, Alloaesthesia: Senses, Inventions, Worlds, Réseau International Ambiances, Dec 2020, e-conference, France. pp. 272-277, ⟨10.48537/hal-03220308⟩. ⟨hal-03220308⟩
[34] Gibson, J. J. op. cit.
[35] Les métaphores qui sont exprimées dans cette expérience tactile sont très liées aux mouvements que l’installation propose et ont été considérés dans un même groupe. Par exemple l’univers aquatique dont un participant parle fait référence au mouvement d’écarter les cordes qui rappelle les gestes de la nage.