L’architecture évolutionnaire. De la génétique en architecture

Auteur: Marion Roussel_

DOI : https://doi.org/10.48568/e1w0-pm86

Pure utopie ou réalité proche ? Des bâtiments dont les murs et les plafonds poussent avec leurs propres chair et peau, ou au moins avec des textures végétales, que la génétique est capable de développer, incluant des chauffages radiants via les veines et délivrant l’oxygène nécessaire pour respirer. […] L’architecture génétique est le dépassement absolu de l’idéal moderne de typification et préfabrication en série. Pas de formes fermées : une dissolution de l’objet entier isolé, maintenant constamment en construction, dans son propre écosystème, le créant perpétuellement. L’architecte doit seulement programmer la chaîne qui va générer tout le reste, menant à un bâtiment en mutation permanente – vivant.[1]

Alberto T. Estévez, « Genetic Architecture: New ecologic-environmental architectural design & New cybernetic –digital architectural design”

Bio-mimétisme et nouvelles technologies : la question génétique en architecture

La référence à la nature en architecture n’a rien d’une nouveauté. Les piliers de la Sagrada Familia de Gaudi, imitant la forme de branche d’arbres, sont surement l’un des exemples d’analogie formelle les plus connus. Cependant, et à la suite de la cybernétique, la convergence des évolutions technologiques et scientifiques dans les domaines de la biologie, de la robotique et de l’informatique ont donné au bio-mimétisme architectural une nouvelle vigueur.

A la croisée du biologique et du numérique, l’architecture évolutionnaire trouve son impulsion majeure dans le déchiffrage du code génétique. L’utilisation et la programmation de codes informatiques en architecture permet des correspondances fertiles avec le champ de la génétique, l’ADN étant considéré comme un ensemble d’information et synthétisé informatiquement. Nous n’allons pas ici aborder le scope entier des approches computationnelles et génétiques, lesquelles questionnent des thématiques aussi variées que la performance et l’optimisation de l’objet architectural, l’instrumentation des processus de conception ou encore les modes de matérialisation et de fabrication numériques de l’architecture.

Notre parti pris est de questionner une tendance particulière de l’architecture évolutionnaire qui tend à engendrer des architectures biomorphiques vivantes ou pseudo-vivantes. Il ne s’agit plus seulement d’imiter des formes organiques ou végétales, mais de répliquer les processus biologiques de morphogenèse et d’évolution du vivant. Chemin faisant, des architectes tels que Karl S. Chu, Marcos Novak ou Alberto T. Estévez en arrivent à imaginer des architectures hybrides et mutantes, qui poussent ou qui grandissent dans des écosystèmes numériques, ou faites de matériaux organiques dans l’espace actuel. L’architecture numérique ouvre alors une porte vers la problématique de la vie artificielle.

Pour autant, la question de la génétique en architecture reste peu à portée du néophyte comme de l’amateur éclairé. C’est qu’il se pose d’emblée un problème de vocabulaire, et notamment concernant les notions d’architecture évolutionnaire, d’architecture génétique et d’architecture biodigitale, nom du master  ouvert à l’ESARQ dès l’année 2000 : jusqu’à quels points les différentes appellations sont-elles synonymes ? Si nous ne prétendons pas répondre à cette question dans l’immédiat, nous proposons ici, au détour de termes tels qu’architecture computationnelle, morphogenèse numérique ou encore algorithme évolutionnaire, une petite introduction à la question génétique en architecture numérique.

De l’architecture computationnelle

A l’heure actuelle, l’expression « architecture numérique » désigne un champ très large et ramifié, regroupant des architectes comme Frank O. GehryKarl S. Chu ou Kas Oosterhuis, pour en citer quelques uns. Le champ de l’architecture numérique est celui des théories et pratiques architecturales faisant appel aux techniques et technologies numériques au niveau de la conception, de la modélisation, de la fabrication et de la mise en œuvre, etc. Le terme est donc général et parfois généralisant, entretenant des confusions certaines entre des pratiques de l’architecture forts différentes. Dès lors, de nouveaux vocables – tel que celui d’architecture computationnelle –  apparaissent pour préciser, pour qualifier plus finement, les branches de l’architecture numérique.

Qu’est-ce l’architecture computationnelle ? Pour Alisa Andrasek (Biothing),

Souvent associée aux méthodes de traitement d’informations propres à l’outil informatique, computation signifie calcul. L’architecture computationnelle fait ainsi référence aux procédures apparues à la suite de l’introduction de l’ordinateur dans le processus de conception, non pas comme outil de représentation mais comme outil de calcul. L’ordinateur (computer en anglais) permet la résolution d’énoncés présentés sous forme de calculs. Ce principe étend l’usage de la logique informatique, issue des sciences mathématiques, à d’autres champs de l’activité humaine : théorie des organisations, arts, sciences cognitives, médicales…[2]

Il ne s’agit donc pas simplement de représenter ou de modéliser le projet via des images de synthèse numérique, ce qui constitue actuellement la pratique numérique la plus répandue dans les agences d’architecture. L’architecture computationnelle hybride les champs de l’architecture et de l’informatique, elle fait référence à une démarche conceptuelle qui s’appuie intrinsèquement sur le calcul informatique ce que nous appellerons « computation » eu égard au terme anglais. C’est une architecture informatiquement « programmée », mathématiquement modélisée, dont les formes sont produites et transformées par le calcul et notamment par l’utilisation d’algorithmes : c’est ce que l’on appelle la morphogenèse numérique. Parmi les architectures computationnelles, l’architecture évolutionnaire a pour particularité l’emploi d’algorithmes génétiques.

L’architecture évolutionnaire et les algorithmes génétiques

Qu’est-ce qu’un algorithme ? Le concept a été introduit en occident par le mathématicien persan Al-Khwarizmi vers 820 ap. J.-C. Il s’agit d’un concept mathématique qui définit une suite d’opérations à réaliser en vue de résoudre un problème. C’est donc une méthode logique, une série d’instruction permettant d’aboutir à un but précis. Les algorithmes forment la base, la substance première, de toutes les machines informatiques. Ainsi le précurseur de nos ordinateurs, la Machine de Turing (une machine de calcul proposée dans les années 30 par Alan Turing) est capable d’effectuer mécaniquement tout algorithme, quel qu’il soit. Plus encore, la programmation informatique consiste essentiellement en l’écriture ou la transcription d’algorithmes dans le langage informatique.

L’architecture computationnelle consiste ainsi, et comme nous l’avons dit plus haut, en la programmation d’algorithmes permettant l’élaboration de la forme architecturale. En outre, ce qui est visé est une genèse dynamique de la forme basée sur le calcul informatique. Pour ce faire, des algorithmes génétiques sont parfois utilisés. Qu’est-ce qu’un algorithme génétique ? En sciences informatiques, c’est une suite d’opérations de calcul logique appartenant à la classe des algorithmes évolutionnaires[3], c’est-à-dire des algorithmes qui s’inspirent de la théorie de l’évolution darwinienne, et utilisant des opérations telles que la sélection, l’hérédité, la mutation ou l’hybridation. Ils ont été introduits en 1973 par John H. Holland, dont la publication Adaptation in Natural and Artificial Systems (1975) les rendit de suite populaires.

Les algorithmes évolutionnaires et les algorithmes génétiques sont stochastiques : ils procèdent par itération de processus aléatoires. Les algorithmes génétiques ont la particularité de différencier le génotype du phénotype, c’est-à-dire que l’ensemble des caractères observables chez un individu (phénotype) ne se résume pas, ou plutôt déborde sa composition génétique (chromosomes ou génotype). Ainsi faisant, les algorithmes génétiques prennent en compte l’influence de l’environnement sur le phénotype.

Les algorithmes génétiques sont en premier lieu des outils de composition, la prescription d’un ensemble d’opérations à réaliser en vue de l’obtention d’un résultat architectural performant selon des critères prédéfinis. Comme le fait remarquer Karl S. Chu, « la signification des deux termes, génétique et gène, est suffisamment abstraite et générale pour qu’ils soient utilisés comme des concepts ayant des implications logiques en architecture sans être ancrées trop explicitement dans la biologie[4] ». Les algorithmes génétiques sont donc utilisés analogiquement, empruntant notamment les idées de réplication, d’hérédité, et de récursivité. En pratique, les phénotypes représentent une population de solutions éventuelles qui sont soumis à une évolution afin de fournir une réponse à un problème d’optimisation. Chacun des phénotypes a un ensemble de propriétés : c’est son génotype, lequel peut être soumis à mutation. Il est le plus souvent codé de façon binaire et correspond à un ensemble de bits, soit une quantité d’informations computationnelles.

Morphogenèse numérique et architecture évolutionnaire
Couverture de An Evolutionary Architecture, John Frazer, 1995. Source : http://www.aaschool.ac.uk/publications/ea/00_intro.pdf.

Couverture de An Evolutionary Architecture, John Frazer, 1995.  Source : http://www.aaschool.ac.uk/publications/ea/00_intro.pdf.

L’utilisation des algorithmes génétiques pour générer une forme architecturale, c’est-à-dire l’architecture évolutionnaire, se rapporte au procédé de morphogenèse numérique, soit le processus de développement d’une forme grâce à la computation (calcul informatique). La notion de morphogenèse numérique en architecture  fait l’objet de recherche, de publications et d’expérimentations nombreuses, dont le philosophe Manuel de Landa, le théoricien de l’architecture Neil Leach ou les architectes Alisa Andrasek, Marcos Novak, Karl S. Chu et John Frazer, avec son ouvrage An Evolutionary Architecture (1995), en sont quelques exemples.

L’architecture évolutionnaire consiste, une fois de plus, non pas en l’utilisation de l’ordinateur comme un simple outil de représentation d’un objet architectural, mais propose de s’appuyer sur la computation pour générer une architecture évolutionnaire, à la manière d’un organisme vivant, par analogie avec les principes de l’évolution darwinienne : « L’architecture est considérée comme une forme de vie artificielle, sujette, comme le monde naturel, aux principes de morphogenèse, de code génétique, de réplication et de sélection. L’objectif de l’architecture évolutionnaire est de parvenir, dans l’environnement construit, au comportement symbiotique et à l’équilibre métabolique qui sont caractéristiques de l’environnement naturel[5] ».

Plus concrètement, pour générer un modèle architectural évolutionnaire, il est nécessaire de définir « un code génétique, les règles de développement de ce code, le mappage du code sur un modèle virtuel, la nature de l’environnement pour le développement du modèle et, plus important encore, le critère de sélection[6] ». Les intentions ou concepts architecturaux sont décrits sous la forme d’un code génétique soumis à une évolution : mutations, sélection analogue à la sélection naturelle, etc. Cette évolution produit une série de modèles qui répondent à un environnement simulé. Les codes génétiques des modèles les mieux adaptés à l’environnement sont sélectionnés et soumis à de nouveaux développements via un processus itératif[7].

L’architecte comme éleveur ?

L’architecture computationnelle, l’architecture évolutionnaire et l’emploi d’algorithmes génétiques, ne bouleversent pas seulement la conception architecturale mais également le statut de l’architecte : son intention n’est plus de définir une unique forme architecturale mais plutôt ses règles d’émergence, lesquelles doivent être assez riches et ouvertes pour produire une évolution intéressante. L’architecte devient ainsi un « éleveur » de l’objet architectural.

C’est que l’architecture évolutionnaire, dépassant le cadre de considérations techniques telles que celles de la performance (structurelle, thermique etc.), semble liée avec les champs de la vie artificielle via la volonté de créer des matériaux de construction organiques, de simuler informatiquement des architectures simili-vivantes, mais également de dépasser la simulation par la création d’écosystèmes numériques habités par des entités qui portent une forme d’autonomie (voir par exemple le projet Artificial Nature de Haru Ji et Graham Wakefiel).

Ainsi, pour l’architecte et fondateur de l’ESARQ (Ecole d’Architecture de l’Université Internationale de Catalogne) Alberto T. Estévez, « l’architecte du futur ne dirigera plus des maçons mais des ingénieurs génétiques[8] ». Plus encore, pour Marcos Novak, « Nous ne nous arrêterons pas à la simulation de l’évolution et des mécanismes de la vie, notre but est de fabriquer de nouvelles espèces de la vie elle-même[9]  ». Témoignent de cette volonté le projet AlloBio auquel nous faisions référence dans un précédent article, mais aussi, entre autres, les expérimentations de Karl S. Chu.

In fine, une chose est sure : l’architecture, embrassant le paradigme de la complexité[10] – lequel fera l’objet d’un nouvel article dans les semaines à venir – est aujourd’hui éminemment transdisciplinaire. L’architecture, au croisement de l’informatique et de l’ingénierie du vivant, de la biologie et du numérique, s’attelle à une réflexion sur la place de l’homme dans un milieu qu’il est dorénavant capable de manipuler à dessein, plus qu’à la conception de bâtiments ou à leur élevage. Elle revendique ainsi une place de choix dans la pensée des bouleversements anthropologiques actuellement à l’œuvre, en particulier concernant les rapports de l’homme à la nature.

Pour citer cet article

Marion Roussel, « L’architecture évolutionnaire. De la génétique en architecture », DNArchi, 01/05/2014, <http://dnarchi.fr/culture/larchitecture-evolutionnaire-de-la-genetique-en-architecture/>

 


[1] “Pure utopia or near reality? Buildings whose walls and ceilings grow with their own flesh and skin, or at least with plant textures, which genetics is able to develop, including shining heating coming through the veins delivering the oxygen necessary for breathing. There will be no need for painting and repainting the walls. And from cybernetics the walls will be built on their own, day and night, overcoming the limitations of the construction industry, still drowning in the arts-and-crafts model. Genetic architecture is the absolute overcoming of the modern ideal of typification and prefabrication in series. No closed forms: total dissolution of the entire isolated object, now being built constantly, in its own ecosystem, ever creating it. The architect has only to program the chain that will generate everything else, leading to a building undergoing permanent change – life.”Alberto T. Estévez, « Genetic Architecture: New ecologic-environmental architectural design & New cybernetic –digital architectural design”, Genetic architectures, Arquitecturas genéticas, Lumen Books, SITES Books, Escola Tecnica Superior d’Arquitectura, Santa Fe Barcelona, 2003. Pp 4-19. Traduction par mes soins.

[2] Alisa Andrasek, Biothing, Hyx, Orléans, 2009.

[3] Outre les algorithmes génétiques, il existe trois autres types d’algorithmes évolutionnaires : la programmation évolutionnaire (Lawrence Fogel,1966), les stratégies évolutionnaires (Bienert, Rechemberg, et Schwefel, 1973) et la programmation génétique (John Koza,1992).

Pour un point plus poussé sur la question de l’architecture et des algorithmes évolutionnaires, nous renvoyons à la thèse de Philippe Marin, « Exploration des mécanismes évolutionnaires appliqués à la conception architecturale » (2010), et notamment à sa partie 4 « L’approche évolutionnaire ».

[4] Karl S. Chu, “Metaphysics of Genetic Architecture and Computation”, Perspecta  no.35,   2004, Pp.74-97

[5] John Frazer, An Evolutionary Architecture, The Architectural Association, Londres, 1995. P9.

[6] Ibid. P65.

[7] Ibid.

Pour un point plus précis su la question de la mise en œuvre et les modes de fonctionnement de l’architecture évolutionnaire, voir la thèse de Philippe Marin, « Exploration des mécanismes évolutionnaires appliqués à la conception architecturale » (2010), et notamment sa partie 4 « L’approche évolutionnaire ».

[8] Alberto T. Estévez, « Genetic Architecture: New ecologic-environmental architectural design & New cybernetic –digital architectural design”, Op. Cit. P15-16.

[9] Marcos Novak, « Alien Beauty: Immanent Design. AlloAtomic Transarchitectures for Automutant (Allo)Selves », ManufacturingShare festival 2008, Edition Share festival, 2008.

[10] « Qu’est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple ». Edgard Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, avril 2005 (1990). P21.

Le paradigme de la complexité s’oppose, selon Morin, au paradigme de simplification. Ce dernier opère selon des principes de disjonction, de séparation, de réduction et d’abstraction, enfermant ainsi la réalité dans un système cohérent (p94), au lieu de la considérer dans son entière complexité, dans ses contradictions, ses caractères incertains, indécidables, voire inconcevables.

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