Compte-rendu de lecture : Entre géométrie et Architecture, Ph. Boudon, 2019
DOI : https://doi.org/10.48568/av05-wy61
[En 2011, Thierry Ciblac publiait dans les pages de DNArchi un court billet (« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ») rappelant l’importance de la géométrie en architecture et en particulier pour la conception paramétrique. L’année suivante, Philippe Boudon répondait (« Nul n’entre ici s’il (n’)est géomètre ») en mettant entre parenthèses la négation, pour mieux douter de l’omnipotence de la géométrie en architecture. Dans ce dernier article, il introduit, pour la première fois à notre connaissance, l’idée d’un more geometrico ; soit un programme de recherche sur la conception architecturale et la place qu’y tient la géométrie. Si différencier l’architecture de la géométrie est un thème ancien pour l’auteur, la nouveauté du programme tient à la possibilité d’emprunter la rigueur formelle de la géométrie, sa manière mathématique mais non son contenu, pour parler d’architecture. Cette idée est développée dans le dernier livre, Entre géométrie et architecture [1].]
Pourquoi lire Entre architecture et géométrie ?
Qu’un pionnier de la recherche en architecture en France publie un ouvrage après 50 ans de recherches [2] est suffisamment rare pour s’y intéresser. Si l’esprit de science demande de se pencher, au-delà des personnes, sur leurs travaux, il n’exclut pas de considérer avec attention les résultats patiemment accumulés par des auteurs qui ont contribué à faire de cet esprit ce qu’il est. Et puisque la géométrie est encore récemment propulsée par la presse au rang de « science reine de l’architecture » à l’occasion de la parution du livre de Pascal Terracol, Vocabulaire de géométrie pour l’architecture [3], savoir de quelle géométrie on parle semble avoir quelque actualité.
Faut-il être architecturologue pour lire Entre architecture et géométrie ?
Nous pourrions répondre par une autre question : faut-il être architecte pour faire des études d’architecture ? Dans un monde où, pour pouvoir participer au concours pour la construction d’un lycée, il faut avoir déjà construit un lycée, la question est légitime. Pour ce qui est de l‘architecturologie, le travail collectif de théorisation dont Philippe Boudon est l’initiateur, son principe est d’expliciter par le langage plutôt que de présupposer tacitement un entendement partagé des concepts. Ce livre est d’ailleurs d’une certaine manière un questionnement sur les mots (de quoi la géométrie est-elle le nom en architecture ?) et sur les glissements qui s’opèrent dans le vocabulaire et qui, parfois, nous trompent : du fait que les architectes et les mathématiciens parlent tous deux de « figures », faut-il en déduire qu’il s’agit de la même chose ? Ainsi, tant que le lecteur voudra bien se prêter à cette remise en question du langage, il lui sera aisé de suivre le fil d’une pensée avant tout questionnante.
Ce livre peut être pris comme une introduction à l’architecturologie. Il y en a d’autres [4]. La qualité de celle-ci réside sans doute dans son caractère intuitif, qui tire le fil d’une évidence apparente — la proximité de l’architecture et de la géométrie — et avance progressivement. Il faut prendre le terme architecturologie comme un postulat, il existe une telle discipline, sans présupposer plus, avant de lire. Pour cette raison, l’ouvrage est peut-être plus difficile à lire pour un architecturologue. Ce dernier tenant pour acquise la connaissance des concepts ne saura pas toujours, au cours de sa lecture, si Philippe Boudon opère des transformations conceptuelles des notions acquises, ou si les dissonances cognitives qu’il perçoit sont dues à la progression didactique de l’auteur (et seront résolues plus tard).
La forme
Le livre est structuré par de courtes réflexions de quelques paragraphes qui se concentrent sur une question inspirée d’un penseur des mathématiques et résumée en un titre. On peut y voir une série d’aphorismes commentés, ponctués par des figures. En se basant sur un très riche corpus de textes de géométrie et de philosophie des mathématiques, ce travail se veut d’une ampleur considérable sinon d’une synthèse interdisciplinaire. Il se donne, à tout le moins, les moyens de ne pas manquer son objet, soit de parler de géométrie de manière informée et non depuis un point de vue architecturo-centré. Aussi, avec 150 références en 170 pages, c’est un texte qui va vite, parfois trop peut-être[5], mais reste d’une grande fluidité à la lecture.
Ces réflexions sont regroupées en trois parties. La première, plus longue, constitue le socle de la réflexion. Elle reprend des thèmes et acquis plus anciens de la réflexion de Philippe Boudon qu’elle remet au travail toutefois sous l’angle des rapports entre architecture et géométrie. Les deux parties suivantes plus novatrices étendent la réflexion. La particularité architecturale des figures géométriques implique des phénomènes de sens, elles s’analysent comme des signes symboliques et/ou iconiques (partie 2). Enfin, la caractéristique processuelle de la conception implique des variations, des démultiplications et des croisements au sein de ces phénomènes de sens (partie 3).
Le propos
Il s’agit de la proposition et de l’élaboration d’une géométrie architecturale. Elle se construit le long d’un sentier tracé entre deux difficultés. D’un côté, il faut tenir à l’écart les « géométries » ces intuitions du sens commun des architectes qui ne tiennent pourtant pas devant des considérations proprement mathématiques : en quoi les volumes simples — cube, pyramide, cylindre — de Le Corbusier seraient plus « géométriques » que les pentes escarpées d’une montagne dont la géométrie fractale peut s’emparer ? De l’autre côté du sentier, les géométries authentiquement mathématiques lorsqu’on ne leur attribue pas plus de sens qu’elles n’en ont, s’avèrent peu commodes pour l’architecte : pourquoi diable s’efforcer d’appliquer comme un lit de Procuste la suite de Fibonacci à l’architecture, ses habitants et ses sites tous différents ? L’arbitraire de l’application géométrique constitue pour l’architecture un défaut de pertinence. Le chemin que Philippe Boudon cherche alors à tracer entre « géométrie » (du sens commun) et géométrie (mathématique) est celui d’une autre géométrie propre à l’architecture.
Pour résumer brièvement le propos, le 1er postulat d’une « géométrie architecturale » est que le segment précède la droite en vertu d’une opération de découpage (en architecture il n’y a pas de droite infinie qui serait ensuite découpée, le découpage est premier). Ce découpage induit des différences de sens (intérieur/extérieur, continuité/distinction par rapport à un contexte, intégration du tout par rapport aux parties). La géométrie architecturale doit donc se comprendre à l’aune d’une sémiologie des figures. Cette absence de neutralité de l’espace implique des pertinences différentes qui sont des points de vue portés sur les figures. La pertinence fonde la possibilité de recourir à la géométrie dans le cadre de la conception, il s’agit dès lors de géométries « commodes », la commodité de l’architecte n’étant pas celle du mathématicien. À cela, il faut ajouter une chronologie, la valeur des figures géométriques de l’architecte varie aussi selon un processus de conception. Au cours de ce processus, l’architecte se livre à des manipulations de ces figures qui peuvent être décrites comme des opérations (substitution, découpage, opération alias). Ces opérations ont lieu dans un espace qui n’est ni l’espace géométrique ni l’espace architectural, mais qu’il convient d’appeler l’espace de conception. C’est l’espace qui met en relation espace géométrique et espace architectural, c’est par lui que le recours à une géométrie procède.
Dans un tel espace théorique, la géométrie de l’architecture peut être décrite en s’attachant à formuler des propositions générales qui sont détachées de la singularité des contextes des architectures particulières, mais qui peuvent valoir pour plusieurs contextes. Cette généralité doit être distinguée d’une universalité entendue comme applicabilité pratique (recette toujours utile). Il ne s’agit aucunement de généraliser des objets architecturaux pour les appliquer partout, mais d’analyser ce qu’il y a de commun dans la conception des architectes malgré leurs contextes éloignés.
L’espace de conception dans lequel la géométrie architecturale est déterminée n’a pas les trois dimensions conventionnelles (longueur, largeur, hauteur), il peut en avoir plus, ou moins, il peut en avoir d’autres (surface, diagonale, proportion…). Il a autant de dimensions que le concepteur se donne d’entités à mesurer. De plus, la conception implique divers types d’hybridation dont notamment celui entre une diachronie d’un processus et la synchronie des états produits. Cette alternance implique de poser plusieurs points de vue sur des figures identiques et de leur attribuer des fonctions différentes, tantôt symboliques, tantôt iconiques (phénomène de vicariance, p.54 et 129 et suivantes). De plus, les figures architecturales s’interprètent d’une manière qui articule deux catégories mathématiques fondamentales : le nombre et la grandeur. Les figures permettent tantôt au concepteur de dénombrer des quantités (de poteaux, de sièges, etc.) tantôt de mesurer des surfaces (de couvertures, de matériaux, etc.). La géométrie architecturale est donc décrite comme l’extension d’une syntaxe à une sémiotique dynamique et complexe.
Il est ainsi possible de répondre à la question posée par l’auteur (p.53) : est-ce que la terre tourne autour du soleil dans une géométrie de l’architecture ? Réponse : parfois ! Tantôt il est plus pertinent pour le concepteur de considérer qu’elle ne tourne pas, parce qu’il est en train de dessiner un système structurel par exemple. Tantôt, le concepteur essayant différentes implantations dans un site, elle tourne. Dans l’alternance que produit la temporalité de la conception, la figure de la course du soleil peut être tantôt symbolique, indiquant le nord, tantôt iconique lorsqu’il s’agit de reporter certains angles pour tenir compte de la pénétration de la lumière à certains fuseaux horaires. Selon une échelle symbolique (la commémoration d’un évènement par exemple), ces angles solaires n’auront pas la même exactitude que selon une échelle fonctionnelle (éviter la surchauffe en été). L’espace architectural en cours de conception n’est ni absolu, ni relatif ; il est hybride.
Cette géométrie de l’architecture se veut donc more geometrico, au sens de Spinoza, parce qu’elle travaille en respectant des principes mathématiques tout autant que la conception architecturale. C’est-à-dire, qu’elle se retient de faire dire aux mathématiques plus que ce qu’elles ne disent et se retient d’imposer aux pratiques de conception architecturale des normes arbitraires.
Et la géométrie de l’architecture numérique ?
On aura compris que ce traité ne concerne pas directement l’utilisation des outils computationnels. Pourtant on ne saurait nier l’importance que prend la géométrie dans ses outils. Si l’architecture y est dite rapidement « numérique », on voit bien l’importance d’une réflexion sur la relation entre nombre et grandeur. Ce livre fournit donc plutôt un cadre d’analyse à partir duquel étudier l’architecture numérique.
L’auteur s’y livre d’ailleurs à quelques endroits. D’abord sous la forme d’une critique de l’architecture paramétrique (p.38). Il indique que, sous couvert d’étendre une vision statique de la géométrie à une dynamique de la métamorphose, la géométrie même dynamique reste trop souvent syntaxique et tend alors, à l’inverse de son projet d’augmentation des possibles, à jouer un rôle réducteur : car sa temporalité manque de sémantique.
On notera aussi comment ce cadre de lecture permet de résoudre des désaccords existants entre deux théoriciens de l’architecture numérique, Daniel Estevez et Paul Quintrand au sujet de la manipulation d’objets dits 3D sur des écrans d’ordinateur in fine en 2D (pp. 78-79). En procédant à des distinctions conceptuelles issue de la sémiotique, telle que celle de représentant/représenté, Philippe Boudon, montre que le désaccord n’en est pas un dès lors que l’on s’entend sur l’usage différent des mêmes mots.
Rappelons aussi que la notion de vicariance avait été proposée justement dans un autre article comme outil d’analyse des représentations numérique de l’architecture. Philippe Boudon y indiquait comment le paramétrique était susceptible de renouveler les possibilités de vicariance [6].
Un autre axe de travail possible que nous souhaiterions suggérer ici puisque l’ouvrage se frotte à la question des axiomatiques, sans pourtant s’y livrer pleinement, serait le traitement de l’architecturologie sous la forme d’une ontologie informatique. Si ce livre montre la maturité conceptuelle de la théorie, son implémentation dans une ontologie constituerait une étape intéressante vers l’axiomatisation. La collaboration avec les possibilités informatiques permettrait de la reconstruire more geometrico à un autre degré encore de formalisme [7].
Enfin, ce livre appelle quelques réflexions plus spécifiquement architecturologiques que nous livrons en deuxième partie à l’intention d’un lecteur intéressé par des questions plus poussées.
[1] Philippe Boudon, Entre géométrie et architecture, Paris, Éditions de la Villette, 2019.
[2] Si l’on prend comme balise son livre Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier. Une évaluation socio-architecturale, Paris, Dunod, 1969.
[3] Cf. l’article du 08/06/2017 https://www.lemoniteur.fr/article/vient-de-paraitre-vocabulaire-de-geometrie-pour-l-architecture.739884 consulté le 26/05/2020.
[4] Nous recommanderions aussi l’ouvrage didactique, mais plus général : Philippe Boudon, Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod, 1992. Ou encore l’exposé plus systématique de Philippe Boudon, Philippe Deshayes, Frédéric Pousin et Françoise Schatz, Enseigner la conception architecturale. Cours d’architecturologie, Paris, Editions de La Villette, 2000.
[5] Au sujet du caractère arbitraire des tracés régulateurs par exemple (p.20), on regrettera devoir inférer le contenu resté implicite de l’argument. Si : 1/Les tracés régulateur, en régulant un espace déjà donné, corrigent des mesures données, 2/se faisant ils corrigent notamment des mesures n’ayant pas de pertinence. Mais comment passe-t-on à 3/le tracé régulateur est associé à un arbitraire assimilé à un défaut de pertinence (dit aussi « degré zéro », propre à l’échelle géométrique) ? Car si les tracés régulateurs corrigent des mesures caractérisées avant cela par un défaut de pertinence, faut-il comprendre que les tracés régulateurs apportent un gain de pertinence ? que la régulation reste dans l’ordre de l’arbitraire (non pertinent) autant avant qu’après la correction ? mais pourquoi les architectes utiliseraient-ils des tracés régulateurs si leur apport était nul ? ou encore, faut-il considérer que les mesures non pertinentes régulées sont un cas particulier et que ce qui importe sont plutôt les autres mesures, celles pertinentes, que les tracés régulateurs corrigent et se faisant les font perdre en pertinence ? Toutes ces questions ne sauraient invalider l’argument de Philippe Boudon, elles indiquent plutôt ce qui manque au lecteur pour adhérer au raisonnement. À ce lecteur scrupuleux on pourra toujours reprocher, son manque d’intuitivité.
[6] Philippe Boudon, « Figures “vicariantes” de signes de la conception architecturale », DNArchi, , 2019, p. web. http://dnarchi.fr/analyses/figures-vicariantes-de-signes-de-la-conception-architecturale/
[7] Louis Vitalis, Note de lecure – Entre géométrie et architecture (Ph. Boudon), http://www.intelligence-complexite.org/fr/cahier-des-lectures/recherche-dune-note-de-lecture.html?tx_mcxapc_pi1%5Baction%5D=noteDetail&tx_mcxapc_pi1%5BidNote%5D=833&cHash=d010fdcb6822f624098f60d799133dc8, consulté le 5 juin 2020.