Auteur : Marion Roussel_
DOI : https://doi.org/10.48568/9t2p-q519
Je pense que l’architecture et la ville vont devenir nettement plus vivantes. Je vois des architectures vivantes : des formes vivantes, des matériaux vivants, avec des intelligences vivantes, fondamentalement enchevêtrés avec la notre, parcourant un continuum depuis le virtuel jusqu’au réel. Des bâtiments comme de gros et chauds animaux, se déplaçant avec grâce pour permettre nos activités, respirant lentement dans un doux sommeil, rêvant de danser dans le cyberespace. »
Marcos Novak interviewed by Alessandro Ludovico, avril 2001 [en ligne], Neural Magazine, URL: http://www.neural.it/english/marcosnovak.htm.
Marcos Novak, AlloBioExo, 2001.
« Ces images montrent des axonométries du projet AlloBio, rendant visible sa construction formée de série de peaux, de coquilles et de squelette concentriques, topologiquement clair mais déformées par des champs affectifs. […] AlloBio anticipe la convergence, le croisement, la divergence et l’éventuelle transvergence du biologique et de l’architectural, du psychologique et du cybernétique, à travers la formation d’allo-architectures quasi vivantes. »
M.Novak, “Speciation, Transvergence, Allogenesis: Notes on the Production of the Alien”, Architectural Design vol. 72 n°3, 2002. Pp. 64-71
La question de l’ « alien », de l’étrange et de l’étrangeté est présente dès les premiers temps de la réflexion de Marcos Novak. Elle s’établit comme fil conducteur à nombre de ses expérimentations. Cependant, et depuis une dizaine d’années, la convergence des évolutions technologiques et scientifiques dans les domaines de la biologie, de la robotique et de l’informatique (décryptage du génome humain, vie artificielle, intelligence artificielle…), la poursuite du paradigme cybernétique [1] en somme, conduit M. Novak à s’interroger quant à la question de l’émergence d’un vivant alternatif, complètement étranger à ce que nous connaissons. L’ « allo- » (l’autre radical) prend alors le pas sur l’ « alien » (l’étranger), avec notamment la fabrication de concepts tels que « allobiologie », « allogenèse », « allosoi », ou encore « alloarchitecture ».
Devenir-alien et allogenèse : l’Homme en projet
« Devenir-alien » : voici bien, semble-t-il, le leitmotiv de la transarchitecture de M. Novak. Qu’est-ce que cela signifie ? Selon l’architecte, l’opération caractéristique de notre époque éversée [2], de notre « transmodernité » hybridée par le virtuel serait celle de la production de l’alien. Du latin « allus », lui-même dérivé du grec « allos », le terme ne désigne pas les fameux petits hommes verts mais plutôt une altérité bien particulière, une forme inédite et extrême de l’ « étranger ». Et pourtant c’est bien de l’homme, plus encore de sa culture, qu’elle procéderait. Ainsi, l’art transgénique, le clonage ou l’hybridation du vivant, mais aussi les efforts récents pour briser les taxonomies rigides et les carcans disciplinaires, seraient des manifestations de cette production culturelle.
Somme toute, pour M. Novak, c’est la spéciation qui retiendrait actuellement toute notre attention, c’est-à-dire l’étude des mécanismes responsables de l’émergence de nouvelles espèces, qu’elles soient théoriques, pratiques, disciplinaires ou bien qu’il s’agisse, finalement, de l’évolution de l’espèce humaine. Ainsi, « Dire que nous sommes une culture transmoderne veut dire que nous nous sommes placés dans une période de cladogenèse[3] rapide et intentionnelle. Dire que la transmodernité est caractérisée par la production de l’alien revient à dire que notre cladogenèse se dirige vers ce que j’appelle allogenèse[4] ». L’allogenèse[5], intentionnellement et technologiquement dirigée, se définit comme la production d’un alien génétiquement compatible émergeant de l’intérieur-même de l’espèce, avant de s’en détacher et de devenir complètement étranger à cette origine.
L’alien s’élèverait à l’intérieur de nous, sans pour autant nous appartenir pleinement : familier et étrange, au même titre que l’Unheimliche freudien. Plus encore,
« L’alien, dans toute son altérité, peut toujours avoir un soi réflexif, fut-ce un soi-autre ou un allo-soi. Dans la mesure où nous sommes les auteurs de l’alien, cet allo-soi est dérivé de notre propre compréhension de ce que le soi et la conscience peuvent impliquer, mais il est nécessairement et technologiquement radicalement différent du notre, même à son commencement, et est uniquement susceptible de diverger de nous puisqu’il évolue selon sa propre ligne de développement. Cet allo-soi, le soi de l’alien, nous est autre, bien que notre propre produit : en produisant l’alien, nous produisont le soi alien, et en produisant le soi alien, nous commençons à modifier, de manière réflexive, notre soi présent. » [6]
Nous serions engagés dans un devenir-alien. Cela ne signe pas la mort de notre espèce mais souligne simplement que l’homme est un projet en cours. De la même manière que l’anthropocentrisme a déplacé le théocentrisme, l’allocentrisme est en train de s’imposer jusqu’à englober tous les aspects de la construction de notre réalité, ouvrant des possibles jusqu’alors impensés, dépassant notre l’entendement. Des nanotechnologies à la manipulation du vivant, nous levons peu à peu le voile sur ces possibles, et cela n’est pas sans épargner l’architecture.
Alloarchitecture : «De la compréhension de la biologie de l’évolution à la construction de l’allobiologie de l’innovation[7]»
L’architecture, poussée au-delà de ses limites, en proie à l’hybridation, devient elle-aussi alien, transarchitecture, alloarchitecture. Dès lors, elle prend pour territoire tant l’espace immersif qu’éversif, l’espace effectif comme affectif : à la fois absent et augmenté, l’objet transarchitectural est manipulé par ordinateur et prend l’allure du vivant : biodigital, allobiologique. Dans le texte « Alien Beauty: Immanent Design AlloAtomic Transarchitectures for Automutant (Allo)Selves”, M. Novak écrit: « […] c’est seulement maintenant, dans ce siècle naissant, que nous avons finalement développé des outils assez puissants non seulement pour représenter et décrire les processus de développement et de spéciation par lesquels le nouveau naît au monde, mais aussi pour les simuler, et puis, au-delà de cela, pour les matérialiser réellement. Nous ne nous arrêterons pas à la simulation de l’évolution et des mécanismes de la vie, notre but est de fabriquer de nouvelles espèces de la vie elle-même[8] ».
En témoigne le projet AlloBio présenté en 2004 à la 9è Biennale de Venise, série d’expérimentations incluant notamment « Echinoderm », « AlloBioExo » et « AlloBioCities ». Exemple même d’une architecture organique générée par ordinateur, développée en collaboration avec les biologistes moléculaires du California Nanosystems Institute, l’AlloBio Building pourrait bien représenter le premier spécimen d’une espèce étrangement singulière, hybride, à la croisée de l’architecture et des biotechnologies. Outre sa morphologie fort similaire à celle d’un insecte, AlloBio est une architecture vivante, tout du moins presque vivante, allovivante (« quasi-living allo~architectures[9] »). Faite de peau, d’os, et de cartilage, elle n’est pas construite mais elle grandit. L’AlloBio n’est pas un bâtiment intelligent bardé d’installations électroniques et informatiques mais une architecture alien et réflexive.
Les algorithmes biologiques qui président au fonctionnement de l’AlloBio forment un véritable écosystème, et le bâtiment peut être décrit comme une biosphère. Elle répond à son environnement par l’intermédiaire de sa peau interactive (« infoskin »), vivante et sensible, couverte de capteurs en fibre optique fins comme des cheveux et qui lui permettent de ressentir les influences internes comme externes. Cette peau est elle-même constituée de tissus vivants et intelligents, connectés via Internet à des environnements virtuels multi-users : l’AlloBio se tient à la couture des mondes, instaurant un continuum entre les espaces physiques (actuels) et les espaces virtuels. Plus encore, l’AlloBio peut être qualifiée de « neuroarchitecture » puisqu’elle est dotée d’un système nerveux qui lui confère des réflexes similaires à ceux d’un animal, et qui lui permettent de répondre instantanément à des menaces tels que des tremblements de terre[10].
L’AlloBio est un bien entendu un architecture de fiction, voire de science-fiction. Pourtant on peut se demander si une architecture comme celle-ci ne tendrait pas à devenir réalité dans un avenir plus proche qu’on ne le pense. Nous avons déjà décrypté les génomes de près de 2000 espèces, et nous sommes capables de modifier, de reprogrammer génétiquement le vivant. Pourrait-on concevoir des matériaux organiques ou allo-organiques capables de proliférer par reproduction moléculaire ou cellulaire ? Pourrait-on imaginer une architecture doté d’un code ADN, une architecture-éprouvette cultivée en laboratoire ? Si les perspectives ouvertes sont fascinantes, il faudrait toutefois replacer la réflexion au sein d’un questionnement éthique. Il s’agit bien là de faire émerger une nouvelle espèce, plus encore, de créer une nouvelle forme de vie : jouer à l’apprenti sorcier n’est jamais exempt de risques.
Pour citer cet article
Marion Roussel, « De l’ « Alien » à l’ « Allo-« . Devenir-alien, allogenèse et vie artificielle dans la transarchitecture de Marcos Novak », DNArchi, 25/04/2012,<http://dnarchi.fr/culture/de-l-alien-a-l-allo-devenir-alien-allogenese-et-vie-artificielle-dans-la-transarchitecture-de-marcos-novak/>
[1] La cybernétique est une science popularisée par Norbert Wiener grâce à l’ouvrage Cybernétique et société. De l’usage humain des êtres humains (1948). Elle est l’étude des mécanismes de communication, d’auto-régulation, de morphogenèse et d’autopoïèse dans les systèmes naturels (êtres vivants etc.) et artificiels (machines etc.).
[2] L’éversion est un concept développé par Marcos Novak désignant l’hybridation de notre espace physique par l’espace virtuel. « L’éversion, comme son nom l’indique, est le retournement de la virtualité de telle sorte qu’elle n’est désormais plus contenue dans les technologies qui la supporte mais est renversée dans notre milieu et projetée sur nos architectures et sur nos villes.» Marcos Novak, “Transarchitectures and hypersurfaces, operations of transmodernity”, AD, Hypersurface architecture, vol 68 n° 5/6, mai – juin 1998. P 86.
L’éversion constitue le cinquième degré de virtualité défini par M. Novak, chaque degré contenant les précédents, et le quatrième étant l’immersion dans les mondes virtuels ou le cyberespace.
[3] Processus évolutif aboutissant à l’apparition de nouvelles espèces par la scission d’une espèce en plusieurs nouvelles espèces. La spéciation par cladogenèse est la conséquence de phénomènes de mutations, de sélections et de ségrégations progressives. Ce processus est quasiment le seul en cause dans l’apparition de nouvelles espèces pour les animaux supérieurs.
[4] Marcos Novak, “Speciation, Transvergence, Allogenesis: Notes on the Production of the Alien”, Architectural Design vol. 72 n°3, 2002.
[5] « L’idée d’ « allo- » représente “l’autre d’un autre genre”, à la difference de “l’autre du même genre” plus conventionnel ». C’est la racine de l’altérité : « alien », « autre », « alternatif » découlent tous de là. Cette distinction parmi les altérités caractérise notre époque ». Marcos Novak, « Alien Beauty: Immanent Design. AlloAtomic Transarchitectures for Automutant (Allo)Selves », Manufacturing – Share festival 2008, Edition Share festival, 2008.
[6] Novak, « Speciation, Transvergence, Allogenesis: Notes on the Production of the Alien ». Op. Cit.
[7] Novak, « Alien Beauty: Immanent Design. AlloAtomic Transarchitectures for Automutant (Allo)Selves ». Op. Cit.
[8] Ibid.
[9] Novak, « Speciation, Transvergence, Allogenesis: Notes on the Production of the Alien ». Op. Cit.
[10] Thomas Markussen & Thomas Birch, “Minding Houses”, Online magazine Intelligent Agent Vol. 5 No. 2 [en ligne], URL: http://www.intelligentagent.com/archive/Vol5_No2_novak_markussen+birch.htm.