Auteur: Philippe Morel_
DOI : https://doi.org/10.48568/kz9s-8560
[Philippe Morel nous donne ici un aperçu des enjeux et potentialités de l’architecture à l’ère du numérique et de ce qu’il tente d’en saisir dans sa pratique de l’enseignement.]
Parler de représentation à l’heure du numérique implique la remise en question de la plupart des approches pédagogiques appliquées il y a quelques années encore, ceci pour plusieurs raisons.
La complexité formelle et constructive de l’architecture contemporaine ne permet plus de représenter les éléments architecturaux avec les seuls dessins traditionnels qui soit deviennent trop complexes, nombreux et/ou illisibles, soit exigent un type de connaissance qui n’est plus transmis dans l’enseignement.
Les informations auxquelles font appel les divers intervenants au cours d’un processus de conception ou de construction architecturale sont de moins en moins géométriques et exigent pour leur transmission non pas une « représentation » graphique mais une écriture symbolique, numérique ou les deux (par exemples des tableaux de valeurs bien formatés, etc.).
Cette écriture, qui transmet l’information par d’autres media que le dessin, ne connaît pas de limite de précision dans le cas du calcul symbolique et peu de limites dans le cas du calcul numérique, du moins pas de limites qui, en dehors des problèmes d’ingénierie, seraient significatives en architecture. Il n’y a pas de perte de qualité des dessins au moment de leurs reproductions, copies, etc. Et ne pose pas non plus le problème qui réside dans le fait que chaque dessin par son statut même existe comme « information morte » qu’il faut reconstruire pour une utilisation à des fins différentes de celles envisagées au départ. C’est précisément pour palier à ces limitations que la fabrication numérique a suivi de peu l’invention des premiers calculateurs, fabrication numérique qui implique un traitement informatique des données géométriques dont les fondamentaux doivent être transmis aux étudiants. C’est un point sur lequel beaucoup ont insisté dans le passé, parmi eux Bernard Cache et Patrick Beaucé, et qu’il s’agit de réévaluer à la lumière des évolutions récentes des technologies de fabrication.
L’architecture, comme activité humaine qui dépend particulièrement du contexte industriel de production, de l’évolution de la technologie et de l’état des connaissances partagées dans une société, ne peut se soustraire à certaines données et se mettre à l’écart des grandes orientations prises par une société, voire une civilisation entière. Indépendamment de ce que l’on pense du déterminisme technologique, il existe en architecture. Ainsi, l’architecture évolue actuellement dans un contexte dans lequel le poids économique de l’industrie, en l’occurrence ici celle des logiciels (optimisation de toutes sortes, simulation de flux, calcul de structure, etc.), introduit une organisation du travail et de l’architecture elle-même autour de ces mêmes logiciels. Cette nouvelle organisation doit être expliquée aux étudiants pour éclairer leur avenir professionnel, mais aussi pour leur permettre d’en faire une critique fondée.
L’évolution constante des logiciels au sein d’une société de l’innovation permanente fait qu’au-delà du déplacement original de l’analogique vers le numérique, une multitude de nouveaux déplacements plus ou moins importants ne cessent d’apparaître. Il en a été ainsi récemment avec le développement par David Rutten[1], au sein de McNeel & Associates du plugin Grasshopper (GH) qui a introduit une rupture. GH fait reposer toute la conception, géométrique et non géométrique, sur un modèle relationnel. Ce modèle relationnel prend la forme d’un graphe qui n’est pas sans rappeler les modèles de réseaux de communication. Au sein de tels environnements logiciels, les étudiants développent des modes de pensée et de conception nouveaux qu’il faut accompagner et encourager.
La problématique de la représentation est aujourd’hui inséparable, comme précédemment évoqué, d’évolutions générales en cours dans la société. Celles qui concernent l’organisation du travail vers un modèle collaboratif, qui implique des échanges constants entre divers personnes intervenant sur les mêmes documents rendent impossibles l’application des méthodologies traditionnelles liées à la représentation. Même au sein d’un dessin informatique simple et bidimensionnel, la mise à jour d’un ordinateur à l’autre de ce dessin, en temps réel ou non, implique une médiatisation de l’information sous forme numérique, l’accès à cette information étant souvent difficile. Si pendant longtemps tout ce qui entourait le dessin était anecdotique par rapport aux opérations de dessin (par exemple choisir les bons instruments et s’assurer qu’ils sont précis) c’est actuellement le « dessin » lui-même qui est anecdotique par rapport au temps passé pour maîtriser ce qui l’entoure. Temps consacré à la maîtrise des très nombreux types d’information (familles ou formats de données, etc.), qu’il s’agit de réduire afin qu’un étudiant architecte puisse réellement travailler sur les fondements de son architecture et qu’il ne soit pas un technicien égaré au milieu d’un océan de données qu’il ne maîtrise pas.
C’est donc à partir de ces évolutions que la problématique de la « (non)représentation » est abordée au sein des enseignements du département Digital Knowledge à l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais.
Pour citer cet article
Philippe Morel, « Quelques remarques sur les enjeux pour toute école d’architecture de la « (non)représentation » à l’ère du numérique », DNArchi, 26/09/2012, <http://dnarchi.fr/pedagogie/quelques-remarques-sur-les-enjeux-pour-toute-ecole-darchitecture-de-la-nonrepresentation-a-lere-du-numerique/>
[1] David Rutten a été convié par l’ENSAPM à faire une conférence alors qu’il terminait ses études d’architecture à TU Delft, en 2006.