Les étudiants, les analogies et le numérique : le DéM SPA_Can , ENSA de Lyon

Auteur : Églantine Bigot-Doll_

DOI : https://doi.org/10.48568/84w4-bw89

http://archispacan.blogspot.fr

Le Domaine d’étude de Master SPA_Can à l’ENSAL traite des Stratégies et Pratiques Avancées lors de la Conception Architecturale et Numérique en partenariat avec le MAP-Aria, laboratoire des Applications et Recherches en Informatique pour l’Architecture qui interroge les thématiques liées aux stratégies de Conception et de Fabrication assistées par ordinateur (C/Fao) confrontées aux convulsions et indéterminations de la matière dans le cas précis de cet enseignement. Le laboratoire MAP-Aria est dirigé par Hervé Lequay qui fait évidemment partie de notre équipe pédagogique au même titre que Walter Piccoli, Marian Janda, Fabrice Cavaillé.

La CF/ao est de plus en plus largement ancrée dans la pratique des architectes et designers du stade de la maquette d’étude à celui du prototypage. Elle nécessite évidemment une bonne maitrise des outils numériques (logiciels et machines de fabrication) d’une part mais aussi une connaissance intime de la matière à différentes échelles, au détriment peut-être de l’approche analogique ou par analogies. C’est précisément ce que nous essayons d’injecter au sein de cet enseignement, une aptitude à recruter les analogies des mots, du geste, des outils, dans une approche pleinement paramétrique, tantôt numérique, tantôt archaïque. La CF/ao est ici abordée en tant que dispositif d’assistance à la créativité parmi le large panel des outils existants.

I_La Pilule : confection et composition.

 Il faut beaucoup d’imagination pour pouvoir être rigoureux « [1]

Une vingtaine d’étudiants de première année de Master est immergée dans la découverte des outils digitaux sur un semestre de 14 semaines. Le substrat initial se constitue d’un champ lexical libre en lien avec la notion d’hétérotopie énoncée par Michel Foucault dans son célèbre texte sur les espaces autres[2] ainsi que d’un site[3] tenu secret lors des deux premières semaines. Cet enseignement déploie une approche résolument singulière des procédés de C/Fao en architecture hybridant le physique et le virtuel à des fins créatives. L’incertitude est cultivée à dessein en tant que pratique inhérente à toute démarche prospective.

En pratique, l’impulsion originelle du projet c’est la confection d’un objet de très petites dimensions et de ses déclinaisons. Cet objet de la taille d’une pilule ou pouvant être contenu dans un pilulier établit le lien liminaire et intime avec la matière. Il est demandé à chacun de traduire une émotion, une action, une image féérisée ou fantasmée mobilisant le petit comprimé en tant que vecteur.

Joseph Cornell, Untitled (Caravaggio Boy), 1953. Private Collection, Chicago.
—. Untitled (Medici Box), 1950. Private Collection, Chicago.
—. Untitled (Pharmacy). Box construction: wood, glass, mirror, shells, sand, printed paper, coral, cork, feather, metal, and liquid, 1953. MOMA.

La pilule, c’est déjà une étape d’encapsulation[4] avant incubation. Si la pilule de l’apothicaire encapsule les substances médicamenteuses vouées à être ingérées, celle de l’architecte détiendrait les engrammes[5] des raisonnements abductifs (si a et si b, alors a -> b.) dans la matière. La langue anglaise est pourvue d’un mot illustrant fort bien cette notion de sécrétions de la pensée : le terme figment, du latin tardif figmentum, fiction et fingere, fabriquer. La phonétique du mot évoquerait quant à elle, une contraction de fiction et fragment revêtant dès lors une dimension matérielle, quasi palpable, faisant C/Furieusement écho à la pensée deleuzienne qui nous offre une lecture de l’inconscient et de ses sécrétions comme une industrie.

Les étudiants sont plongés dans le vif du sujet lors d’une première phase délibérément brève. Quatre types de matériaux sont imposés pour quatre dimensions – le point, la courbe, la surface, la masse et respectivement, billes de polystyrène, fil de pêche, carton et argile blancs– avant d’injecter des matériaux plus exotiques dans la deuxième période d’une semaine, en fait ceux qu’ils ont été privés de mobiliser en en première session. Il s’agit dès lors d’engager la pliométrie[6] de la pensée et de l’imagination avérées par l’insatisfaction de l’inventaire des matières imposées en amont.

Florian Reynaud, Exercice Pilule#00 : Coloniser, Parasiter.

La spontanéité recrutée pour choisir les outils de confection singuliers font l’objet d’une investigation faisant pleinement partie du processus. Des ustensiles « hors champ » font leur apparition implémentant ainsi des usages déviés, parfois déviants. Le développement d’une taxonomie des opérations subies par la matière en regard des champs lexicaux investigués alimente la fiction native et fondamentale à l’imagination. En outre, la dextérité et la précision du geste requises au sein d’un tel exercice, l’échelle chirurgicale induisent notamment l’utilisation de la photographie en tant que point de vue particulier recalibrant le référentiel de lecture du figment généré.

II_Les analogies et le numérique, la posologie.

L’analogie[7] en tant qu’approche contemporaine de stratégie prospective au numérique sous-entend un point de régression parfois alogique. Sémantiquement antithétiques, analogique et numérique ne s’opposent pas radicalement. L’analogie est le lien consubstantiel entre les fictions émises par le concepteur et son geste, lui-même retranscrit analogiquement au contact de l’emmanchement de l’outil, qu’il soit scalpel ou souris. Et c’est dans cette optique que s’élabore la prise de contact avec différents modeleurs 3d couramment utilisés en architecture (Rhinoceros®+Grasshopper®), le prolongement de l’exercice pilule tend à établir une stratégie de modélisation digitale virtuellement analogue au mode opératoire établi lors de la confection des objets à penser.

En guise de potentiation[8] mentale préalable à la modélisation de la pilule et dénué de toute notion formelle, l’exercice en deux parties « Coder Décoder Crypter Scripter… » fait appel à la fonction purement discursive de la syntaxe implémentée et/ou implémentant un langage numérique.

Jacques Lacan, Mathèmes, Mise en équation de la Psyché.

Lewis Carroll, « Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir », roman programmé.

La mathématisation de la fiction[9] a été pratiquée bien en amont de l’ère du numérique. En 1871, Lewis Carroll alias Charles Lutwidge Dodgson, auteur et logicien, adopte dans son roman « De l’autre côté du miroir »[10] une posture radicalement numérique dans la structure même de la fiction. Chaque chapitre est adroitement écrit selon les déplacements des pions au cours d’une féroce partie d’échecs entre Alice et la Reine Rouge. La bataille se solde en onze coups par un échec et mat pour Alice qui se réveille. On ne peut donc s’affranchir de mentionner ici Jacques Lacan pour qui « L’inconscient est structuré comme un langage »[11] coordonnant ses agencements psychanalytiques à l’image d’équations mathématiques. Le paradigme de détournement de langage est dès lors utilisé sans relâche à des fins prospectives solides stimulant de concert imagination et extrême rigueur.

1_Du Poème au Code et du Théorème à la Narration :

Dans cet exercice « Coder, Décoder, Crypter, Scripter… », il est demandé aux étudiants d’implémenter un poème de leur choix en un langage numéraire. Contrairement à la prose, il est aisé de discerner des redondances paramétriques dans la forme poétique (strophes, versification, allitérations, etc.). Réciproquement, la seconde partie de l’exercice se décline en invoquant le théorème mathématique et la narration.

Barbara Campelo Silva/// Julia Couttet /// Alexandre Valiente.

Raphael Masbernat /// Olivia Rousseaux /// Alexandre Valiente.

2_De la Pilule au Modèle :

Au vu des productions des deux phases précédentes, on peut spéculer que cette gymnastique cérébrale est un exercice facile automatique. En réalité dès lors que les étudiants se heurtent à la tentative d’incarner leurs propres fictions en une « chose »formelle et géométrique, l’inhibition ressurgit. Chacun opère avec plus ou moins d’aisance la bascule vers cette retranscription analogique puis numérique, se retranchant parfois dans la re-production de systèmes jugés –souvent à tort- efficaces. Tout l’enjeu de voir émerger des propositions remarquables réside dans la propension à s’extraire de cette zone de confort. On observe néanmoins dans l’exemple ci-après que le travail photographique et le saut d’échelle évoqués précédemment permettent de dégager une stratégie de modélisation. On passe donc du physique au virtuel par la matière et l’outil. L’image exprime une interprétation numérique fantasmée de l’objet et du champ lexical lorsque le micro et le macro se connectent par l’étape d’encapsulation. Une fois cette mise à distance opérée, le degré de virtualisation est atteint et le site[12] bien réel du projet peut finalement être communiqué afin d’envisager les séquences de décapsulation.

Victor De Bono, Exercice Numériser la Pilule#03 : Ecartèlement/Compression.

III_Le dispositif détourné.

La terminologie, l’ensemble des notions regroupées par une même discipline, ce serait selon Michel Foucault le moment poétique de la pensée, à l’inverse du dispositif. Celui-ci, qu’il soit politique, médico-légal, architectural, se constitue d’un réseau établi dans « un ensemble résolument hétérogène »[13]. Il s’agit d’une stratégie élaborée dans l’urgence en vue d’un rapport de domination enchevêtrant pouvoir et savoir. Cependant tout rapport de force induit une insoumission antagoniste et latente qui si elle est consommée et combinée à des mécanismes stables – pour nous la technique – bouleverse l’ordre établi créant les instabilités nécessaires à la profanation de ces dispositifs.

Si l’on revient à notre analogie du geste chirurgical, l’idée de profaner tout dispositif à des fins de conception déploie sa portée. Le chirurgien, le médecin légiste, le criminologue nous révèlent à leur insu un mode opératoire qui une fois tombé entre les mains et l’imaginaire du concepteur, dicte une démarche exotique avec ses outils stables. C’est à ce titre que Michel Foucault philosophe de l’anthropologie, se proclame archéologue des sciences humaines[14] produisant de nouvelles positivités par enchevêtrement d’instabilités propres et de méthodes peu flexibles.

Les étudiants après ces exercices préliminaires ont poursuivi le développement de leur projet dans une quête permanente de ces instabilités. A l’image de la pilule, leurs investigations se sont tournées vers des dispositifs exotiques en vue de produire des objets virtuels et physiques évocateurs et surprenants. (Cf http://archispacan.blogspot.fr)

IV_(Ap)parenté paramétrique.

« Des museaux pointent aux endroits les plus absurdes. Pourtant l’incrustation se fait avec une telle adresse qu’ils s’incorporent naturellement à l’organisme. »[15]

Etres fantastiques et Monstres Marginaux in Baltrusaitis, Jurgis. Le Moyen-Âge fantastique.

Parmi les études taxonomiques des créatures tératomorphes du Moyen-âge de Jurgis Baltrušaitis et les bestiaires de Jorge luis Borges[16], les penseurs des siècles passés ont une fois encore une longueur d’avance sur la pratique actuelle. Tant est si bien qu’au regard de ce déploiement de bricologie, de combinatoire, d’hybridations, la notion de chainage de C/Fao semble soulever un hiatus fondamental en terme de stratégie de conception. À l’heure où le paramétrique et sa lignée de petites déclinaisons ordonnent le génotype et l’anatomie des projets d’architecture dite Non Standard[17], l’approche paramétrique de l’enseignement parait inéluctable. Si le développement d’un projet n’est pas linéaire alors il sollicite bel et bien une posture paramétrique à l’image de l’éminent rhizome Deleuze et Guattari. Contre les dominatrices arborescences, celui-ci puise sa robustesse dans sa propagation et sa déterritorialisation permanente. Tel est le cheval de bataille de cet enseignement, faire éclore par des techniques corruptibles le potentiel des instabilités immanentes aux artefacts analogico-digitaux.