Auteur : Caterina Tiazzoldi_
DOI : https://doi.org/10.48568/xq4d-xa04
[Caterina Tiazzoldi présente ici un des travaux qu’elle a développé à partir de l’idée d’ « innovation combinatoire ».]
Le désir, cette qualité cette force ”non mesurable”, car tout provient du non mesurable, tout promet le mesurable. Il y a-t-il un seuil où il se rencontrent ?”
Louis Kahn Silence et lumière 1969
Dans un monde à la structure complexe, où le nombre d’acteurs augmente et, les dimensions virtuelle et physique coexistent, il est nécessaire de mettre au point de nouveaux outils capables de répondre et de s’adapter à la complexité contemporaine.
L’intérêt des scientifiques et des architectes pour les concepts de codes, d’algorithmes génétiques, de dispositifs sensibles et de systèmes complexes adaptatifs, reflète le désir d’obtenir des instruments doués d’une organisation intérieure stable, sachant répondre aux variations du contexte extérieur[1] en produisant des solutions spécifiques dans des conditions différentes.
La Non Linear Solutions Unit de la faculté d’architecture de la Columbia University travaille sur la mise au point de modèles numériques comme outil d’interface pour le projet.
Nous abordons ici plus précisément la méthode d’ « innovation combinatoire », un outil de design et d’investigation développé par la NSU. Cette méthode permet de travailler en manipulant de façon récursive les propriétés d’un modèle dans le but de formaliser une réponse à un problème et d’optimiser des performances.
Nous verrons ici dans un premier temps comment opère cette méthode d’innovation opératoire dans le projet Onion Pinch. Dans un deuxième temps nous verrons comment cette méthode nous permet finalement d’interroger et de prendre en compte le non mesurable.
L’innovation combinatoire, le cas du projet ONION PINCH
La méthode mise au point se développe en trois phases : 1-fragmenter les listes des attributs, 2-combiner et transformer les attributs pour obtenir une nouvelle population, 3-sélectionner les individus qui répondent de manière efficace au problème énoncé. Dans les expérimentations les plus radicales, les problèmes de conception sont décomposés et représentés exclusivement par des données numériques. En identifiant un ensemble de propriétés ou attributs pouvant être manipulés grâce à une simulation informatique, il est possible d’explorer la relation entre une manipulation numérique et un effet spatial, matériel ou acoustique (comme cela a été présenté dans l’article Design experimental-Mission impossible publié sur ambiances.net).
Il est évident que la définition des attributs réduisant une réalité en une série de données numériques manipulables est une opération purement subjective. L’importance d’un sujet extérieur a été portée au premier plan lors de la transition du paradigme des sciences classiques à celui des sciences de la complexité et, se manifeste dans la nécessité de choisir le type de méthode et de représentation nécessaires pour saisir les propriétés d’un système donné. Comme l’affirme John Holland faire un modèle est un réductionnisme créatif opéré par un sujet extérieur[2]. Pour citer un exemple de ce chercheur américain, la planète terre peut être modélisée comme une sphère, comme une surface ou encore comme une masse gazeuse.
Onion Pinch est une installation en liège réalisée dans le contexte de l’exposition Digital Primitive Event de la biennale du design de Lisbonne Expérimenta Design. Ce cas peut être considéré comme une plateforme d’essai pour la recherche menée par le NSU dans le domaine de la modélisation et l’approche du Politecnico de Turin – DIPRADI (Département de conception architecturale et de dessin industriel) des systèmes de construction de matériaux.
L’installation de l’Onion Pinch explore la possibilité de travailler activement avec le matériel sélectionné dans le but de réaliser un espace qui affecterait le comportement des visiteurs. Le travail a commencé par l’étude des propriétés du liège pouvant être traduite en attributs. Le procès a été conduit en appliquant une version simplifiée du procédé utilisé à NSU (fragmentation des propriétés, développement d’une nouvelle population, sélection sur la base des conditions cherchées) :
1/// Fragmentation :
Le liège a été réduit à une liste de propriétés et d’attributs pouvant être manipulés quasiment comme des données numériques.
Texture – code et diamètre fibre // Granularité – longueur de la fibre // Porosité – espacement de la fibre // Isolation acoustique – réduction du nombre de décibels // Isolation thermique – variation de température // Densité – kg par mètre carré // Épaisseur- millimètres // Souplesse – centimètre par mètre
Le liège est très souple. Qui dit souplesse dit élasticité et vibration. Grâce à sa souplesse, le liège a pu être façonné.
2/// Développement d’une nouvelle population :
Le projet a été réalisé en pliant littéralement quinze bandes de liège, afin d’obtenir un effet « lame d’oignon». Les lame d’oignon ont été réalisées avec différents types et épaisseurs de liège. L’installation était articulée en une série d’allées internes que les visiteurs pouvaient parcourir. La transformation de la configuration géométrique et le raccordement des différentes parties décrivent le thème de l’exposition: les passages étaient articulés par l’ouverture ou la fermeture des profils. Les changements de forme et de profil étaient obtenus en pinçant littéralement le liège au moyen d’un boulon. S’il était placé sur les positions supérieures du profil, la configuration en oignon s’ouvrait. Le déplacement du boulon vers le sol provoquait la fermeture de la forme. Le paramètre unique, « position sur l’axe Z du boulon », affectait une autre condition des lanières : la souplesse ou le niveau de vibration. Par conséquent, la rigidité de la forme évoluait également avec sa transformation. Pour le type de profil le plus ouvert, la souplesse était supérieure. La vibration de la lanière pouvait être déclenchée par un simple contact. Pour les formes plus rigides, la vibration était limitée.
3/// Sélection sur la base des performances :
A partir de la population de possibles, la sélection des formes finales a été réalisée sur la base du parcours et du type d’expérience tactile souhaitée dans l’installation. La variation de la forme et de la rigidité était contrôlée par un seul et unique paramètre, la position du boulon. Indépendamment de l’apparente rigidité de l’approche du design, une fois montée dans le métro, l’installation de l’oignon est immédiatement devenue un jeu urbain. Les gens s’attardaient dans leur rythme quotidien pour regarder la regarder, la toucher, la pousser et tester les différentes réactions de l’oignon à la pression du corps.
Le déplacement suscité par la présence d’un objet extrêmement vivant, avec sa texture et l’oscillation des lanières d’oignon, a transformé l’espace froid et étranger que constitue une station de métro en une oasis animée. Les enfants pénétraient dans l’espace et se mettaient à l’habiter. Un groupe d’enfants a même créé un village. Chaque enfant habitait son propre oignon, se laissant bercer dans son nouveau « fauteuil-coquille », créant ainsi une atmosphère unique dans la station de métro.
Les modèles et la fabrication de nouveaux seuils du non mesurable
Un modèle étant la mise en connexion d’ensembles, il est nécessaire d’identifier la nature des composantes de tels éléments.
Codifier signifie traduire un modèle conceptuel représentant une réalité donnée en une séquence de 1 et 0 qui puissent être reconnue et donc élaborée par un ordinateur. Cela signifie traduire tout élément en une série de modules et attributs exprimables avec des données numériques. Cette opération s’avère plus facile pour les éléments ayant préalablement été inscrits dans le monde du mesurable -comme il en est pour l’expression de distances, de surface ou l’évaluation de niveaux sonores, lumineux etc. En revanche, la mathématisation d’attributs plus difficilement traduisibles en données numériques semble relever du théorique.
Cet état de faits pourrait se relier d’une part à la relation séparant le domaine du mesurable à celui du non mesurable et d’autre part au seuil existant entre les sciences dures (se fondant sur des données quantitatives/objectives) et les sciences souples (se fondant sur des données qualitatives/subjectives).
Toutefois, comme l’affirme Ilya Prigogine, la transition du paradigme des sciences classiques à celles de la complexité a rendu plus subtile la limite existant entre ces deux approches scientifiques. Les théories de Boltzmann et Poincaré introduisant, dans des sciences dures comme la physique et les mathématiques la nécessité d’avoir un sujet observateur, ont mis en question leur caractère objectif et absolu. Ceci affecte directement la production scientifique et fait chanceler la limite séparant le mesurable du non mesurable, le quantitatif du qualitatif, l’objectif du subjectif.
En effet, il est possible de redéfinir constamment le domaine du mesurable en créant une connexion entre des éléments non quantifiables et ceux qui ont été préalablement codifiés. Ce mode opératoire se rencontre aussi dans les sciences cognitives[3] où la compréhension par le cerveau d’une situation inconnue (appartenant donc au non mesurable), se réalise grâce à sa décodification et à la lecture à travers un enchaînement d’éléments faisant déjà partie de notre catalogue perceptif[4].
Suivant cette logique, en architecture, des éléments difficilement quantifiables, par exemple le concept d’intimité, pourraient être réduits à une séquence de registres facilement représentables avec des données numériques comme la présence ou l’absence d’une barrière visuelle, acoustique, sa hauteur, son épaisseur, sa transparence etc. Dans le cas du projet Onion Pinch nous avons vues des paramètres appartenant au champ du mesurable comme l’épaisseur, la profondeur, la texture etc. L’organisation de ces paramètres quand elle est rapportée à une intention de design permet de définir la relation entre une condition impalpable et une dimension numérique de l’espace : comme le niveau d’interaction dérivant de la présence ou absence d’un élément sur un axe visuel, la tactilité et l’espièglerie dérivant de la flexibilité contrôlée par la position sur l’axe z du clou, l’effet calme ou dramatique dérivant de la saturation de l’espace engendrée par la profondeur d’un volume.
D’après le scientifique John Holland, la mise au point d’un code ou la traduction d’une réalité en une série d’attributs et de modules pouvant être manipulés numériquement revient à créer une base de données et un système classificateur capable de croître à l’infini.
Il est ainsi possible de créer de nouvelles définitions, de rendre mesurable ce qui ne l’était pas.
Connecter, exprimer les règles associatives selon lesquelles les différents éléments du projet se combinent, signifie fabriquer de nouveaux concepts : c’est un acte créatif définissant le seuil de rencontre entre le monde du mesurable et celui du non mesurable.
Pour citer cet article
Caterina Tiazzoldi, « Le modèle comme acte créatif et innovation combinatoire. Le projet Onion Pinch », DNArchi, 19/09/2012, <http://dnarchi.fr/pratiques/le-modele-comme-acte-creatif-et-innovation-combinatoire-le-projet-onion-pinch/>
[1] Comme c’est le cas pour les Applied Responsies Devices developées par la NSU de la Columbia University.
[2] Cosma Rohilla Shalizi, « Game Rules, or, Emergence according to Holland, or, Confessions of a Creative Reductionist », 1998, The Bactra Review [en ligne], URL: http://www.cscs.umich.edu/~crshalizi/reviews/holland-on-emergence/
[3] Voir les théories de John Holland.
[4] « Any human can, with the greatest of ease, parse an unfamiliar scene into familiar objects — trees, buildings, automobiles, other humans, specific animals, and so on. This quick decomposition of complex visual scenes into familiar building blocks is something that we cannot yet mimic with computers » John Holland, From Chaos to Order, cité dans Cosma Rohilla Shalizi, « Game Rules, or, Emergence according to Holland, or, Confessions of a Creative Reductionist ». Op. Cit.