Auteur : John P. Eberhard
Traduction : Louis Vitalis
DOI : https://doi.org/10.48568/jcx9-cn47
[John P. Eberhard (1927-2020) était président-fondateur et membre du conseil émérite de l’ANFA (Academy of Neuroscience for Architecture). Il a publié plusieurs livres et articles sur la relation entre neurocognition et architecture et a ainsi contribué significativement à l’émergence des recherches sur la neuroarchitecture dans le monde anglophone. DNArchi propose une traduction en français d’un de ses articles programmatique, « Applying Neuroscience to Architecture » paru dans la revue Neuron chez Elsevier en juin 2009, doi : 10.1016/j.neuron.2009.06.001).
Résumé : La pratique architecturale et la recherche en neuroscience utilisent notre cerveau et notre esprit de manière très similaire. Cependant, le lien entre les connaissances en neurosciences et la conception architecturale — à de rares exceptions près — reste à construire. L’idée de relier ces deux domaines est ainsi un défi qu’il vaut la peine de considérer.
Abstract: Architectural practice and neuroscience research use our brains and minds in much the same way. However, the link between neuroscience knowledge and architectural design—with rare exceptions—has yet to be made. The concept of linking these two fields is a challenge worth considering]
La conception des espaces qui constituent le cadre des expériences humaines — l’architecture — possède une longue et importante histoire. La conscience, ce processus du lobe frontal qui reconstruit ce cadre architectural, n’est que partiellement comprise par les architectes et n’a pas encore tout à fait émergé des eaux turbulentes des neurosciences. Le rôle de l’architecture dans la détermination des expériences humaines est un sujet encore moins bien compris. Les chercheurs des sciences sociales et des sciences du comportement ont exploré ce terrain de recherche depuis 50 ans, mais les connaissances dégagées par leurs travaux ne sont que superficielles. Elles constatent que des élèves obtiennent de meilleurs résultats lorsqu’ils sont dans des classes éclairées par de la lumière naturelle, mais ne permettent pas de savoir pourquoi il en va ainsi.
Il y a plus de 2000 ans, l’architecte romain, Marcus Vitruvius Pollio, écrivait le De architectura, un traité d’architecture en latin et grec dédié à l’empereur Auguste aujourd’hui connu comme Les dix livres de l’architecture. Cette œuvre est le seul ouvrage majeur d’architecture qui nous soit parvenu de l’antiquité classique. Vitruve est connu pour avoir affirmé dans ce livre qu’un édifice doit faire preuve de trois qualités firmitas, utilitas, venustas, — soit être solide et durable, fonctionnel et beau. Étrangement, 2000 ans plus tard, on ne comprend toujours pas très bien comment mettre en œuvre cette recommandation tripartite.
La plupart des neuroscientifiques pensent que l’architecture est avant tout une profession préoccupée de beauté esthétique — qu’elle s’occupe de concevoir des objets destinés à être visuellement perçus de telle manière à ce qu’ils plaisent aux observateurs en vertu de l’harmonie, de la symétrie ou des proportions que les concepteurs auront élaborées. Pourtant, les bâtiments bien conçus doivent répondre aux besoins fonctionnels de leurs habitants et usagers qui doivent y trouver une lumière adaptée, des systèmes de chauffage et de refroidissement bien régulés, une structure cohérente, et une certaines sécurité (i.e. entrées et sorties, escaliers, etc.). Toutes ces caractéristiques se trouvent maintenant évaluées au crible des sciences physiques.
Étendre le champ des neurosciences permettrait de produire une nouvelle connaissance de base pour l’architecture. Nous pourrions alors savoir comment la conception de salles de classe peut favoriser les activités cognitives des élèves, comment la conception de chambres d’hôpital peut améliorer le rétablissement des patients et comment la conception de bureaux et de laboratoires peut faciliter les activités interdisciplinaires des neuroscientifiques… et ainsi de suite.
Comprendre le cerveau
Michael Gazzaniga commence son essai paru dans Neuron (Gazzaniga, 2008) en rapportant que « les scientifiques se sont demandés comment le cerveau est à l’origine de la perception, du comportement, de la reproduction, de l’alimentation et de tout ce que font les êtres humains. Des avancées considérables ont été réalisées dans cette direction et aujourd’hui l’excitation est palpable dans ce champ de recherche. »
Après plus de quinze ans de tentative pour appliquer ces avancées à des configurations architecturales[i], j’en suis arrivé à croire que la clé pour comprendre la manière dont notre cerveau permet à notre esprit d’appréhender ces configurations architecturales est la conscience. La conscience est l’objet de nombreuses études et opinions. En 1912 déjà, William James disait que la conscience était un processus dont la fonction était de connaître[ii].
Bien que nous nous tracassons encore pour comprendre ce qui constitue précisément la conscience, il devrait être possible aujourd’hui de clarifier un peu les choses. De tels éclaircissements ouvriraient la possibilité d’intégrer l’expérience de configurations architecturales directement dans les réseaux de neurones des concepteurs. Ce sera alors un processus de conception à plusieurs facettes, qui, basé sur une nouvelle connaissance, produira un cadre de vie beaucoup plus riche et satisfaisant. Les concepteurs auront alors une conscience claire de ce que, pour le moment, ils ne font que deviner par empathie.
Edelman et Tononi, dans leur livre (2000), défendent l’idée qu’une approche scientifique du concept ardu de conscience révélera progressivement que ce processus apparemment mystérieux peut être connu. D’après eux, nous arriverons finalement à comprendre comment la conscience émerge des processus neuronaux résultant de l’interaction entre le cerveau, le corps et le monde. Nous pourrons alors identifier les propriétés clés des expériences conscientes et comprendre le rôle des qualia en termes neuronaux et savoir comment relier ces descriptions scientifiques de la conscience à la connaissance et à l’expérience humaine. Arrivé à ce stade, la manière dont les concepteurs « pensent » que les habitants font l’expérience des espaces qu’ils conçoivent sera transformée. Le détail de cette transformation sera découvert avec le progrès des recherches neuroscientifiques et les développements de connaissances plus approfondies.
Selon une formule du poète allemand Johann Wolfgang von Goethe dont l’œuvre couvre les champs de la poésie, du théâtre, de la littérature, de la théologie, de l’humanisme et de la science : « l’architecture, c’est de la musique figée ». Cette affirmation traduit sans doute combien son expérience émotionnelle des configurations architecturales était pour lui équivalente à celle de la musique. La plupart des personnes qui visitent une des grandes cathédrales d’Europe se sentent submergées par la beauté de la configuration intérieure au moment de pénétrer dans la nef. En effet, un narthex (passage d’entrée) est prévu dans la conception des cathédrales pour préparer l’esprit, par un espace plus petit, à être frappé d’admiration[iii] lors de l’entrée dans la nef. Si un orgue est en train de jouer à ce moment, sa musique participera également à l’expérience de notre entrée, et sera incluse dans les fichiers de la mémoire dispositionnelle[iv] que nous nous constituons de ce moment. Les contenus visuels, auditifs et émotionnels fusionnent ainsi dans notre conscience. Les sons de la musique seront associés à cette mémoire qui sera ensuite rappelée lors de la prochaine cathédrale visitée.
Les dispositions sont décrites par Damasio dans son livre Le Sentiment même de soi (Damasio, 1999). Ce sont, selon lui, des fichiers « en sommeil et implicites ». Ces fichiers d’une mémoire se trouvant juste en dessous du niveau de la conscience. Ils comprennent notre perception de l’objet (une cathédrale par exemple), associée avec les aspects sensoriels de cet objet (comme la couleur, la silhouette, la texture), mais aussi les adaptations motrices qui les ont accompagnées, le recueil des signaux sensoriels et les réactions émotionnelles éprouvées lors de la perception de la cathédrale et de la musique. Lorsque l’on retourne dans un endroit ainsi dispositionnellement enregistré (lors de la visite d’une nouvelle cathédrale par exemple), la disposition explicite alors l’information stockée de manière implicite. Nous nous rappelons non seulement l’expérience sensorielle de la visite précédente, mais également de nos réactions émotionnelles. D’après Damasio, cela explique pourquoi nous pouvons être conscients de ce que nous nous rappelons à l’esprit, autant que de ce que nous voyons, entendons ou touchons en temps réel. C’est probablement la « matière » dont sont faits les rêves. D’après mon expérience toutefois, il me semble que les lieux de nos rêves sont souvent des « dispositions embellies », c’est-à-dire qu’elles sont plus élaborées que les lieux effectivement visités.
Comment le cerveau et l’esprit sont-ils reliés aux configurations architecturales
Recherche
En 1999, Nancy Kanwisher et ses collaborateurs ont publié dans Neuron un article (Epstein et al., 1999) qui posait les bases permettant de mettre en relation le cerveau et l’expérience de l’architecture. Elle a désigné du nom d’aire parahippocampique des lieux (parahippocampal place area, PPA), le lieu du cerveau où a lieu cette relation. La PPA est définie par l’ensemble des voxels contigus au sein de la région parahippocampique qui répondent significativement plus à la vue de scènes qu’à la vue de visages ou d’objets. Ils ont découvert que l’activité de la PPA (1) n’est pas affectée par le fait que le sujet soit familier du lieu représenté, (2) n’augmente pas lorsque le sujet éprouve un sentiment de mouvement au travers de la scène et (3) est plus grande lorsque des scènes nouvelles se présentent que lorsqu’il s’agit de scènes répétées. Les auteurs avaient auparavant rapporté que la PPA était beaucoup plus active lorsque que les sujets regardaient des scènes complexes telles que des pièces meublées, des paysages et des rues que lorsqu’ils regardaient des photos d’objets, de visages, de maisons (en élévation), ou d’autres types de stimuli visuels. Ces auteurs parlent alors de reconnaissance des lieux pour désigner la correspondance entre une information perceptive actuelle avec les souvenirs des lieux rencontrés par le passé et enregistrés dans la carte mentale d’un sujet. Ils n’utilisent pas le terme de disposition, mais il semble probable que ce soient ces dispositions d’expérience passées d’édifices qui sont stockées dans la PPA. Cette recherche correspond à un des rares programmes qui met les connaissances architecturales clairement en rapport avec les neurosciences.
Un cas d’influence des neurosciences sur la conception
Les unités de soins intensifs néonatals des hôpitaux présentent une des meilleures illustrations de la manière dont les neurosciences ont changé la conception architecturale. Ce cas s’appuie sur le travail du Dr. Stanley Graven du Department of Community and Family Health au College of Public Health de l’University of South Florida.
Graven reprenait le Livre de L’Ecclésiaste qui selon lequel : « Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel »[v]. Les évènements du développement du nourrisson sont destinés à se produire à certains moments. Si leur apparition précoce n’est d’aucun bénéfice, leur retard peut être une source de problèmes. C’est pourquoi il est important de concevoir l’environnement et les pratiques soignantes d’une unité de soins intensifs néonatals de manière à venir en aide et à faciliter le développement et réduire le plus possible les interférences. Si les caractéristiques architecturales et les interactions entre le nourrisson et les adultes soignants sont appropriées, la plupart des évènements importants du développement arriveront sans besoin d’intervention spécifique.
Trois stades ont été identifiés par les études neuroscientifiques du développement du fœtus : (1) aux prémices de la vie, le neuro-développement le plus important concerne notamment la structure de base du cerveau, le développement des circuits nerveux, le développement des organes sensoriels et des connexions de base ; (2) la structure basique des yeux et des oreilles, avec leur connexion au noyau central et au cortex — qui est génétiquement guidée, mais modifiée par l’environnement ; (3) de nouvelles connexions, des circuits mémoriels et tout un ensemble de connexions de neurones du cortex s’élaborent en réponse aux stimuli. Le deuxième stade, arrivant au début du troisième trimestre, voit apparaître les modalités sensorielles auditives (dont les réponses aux sons et aux vibrations), suivies du développement visuel. Lorsqu’un enfant naît prématurément (surtout si la naissance a lieu au début du troisième trimestre — à 7 ou 8 mois), la séquence du développement sensoriel devient problématique. Le fait que les stimuli et la sollicitation de ces systèmes apparaissent dans le désordre peut engendrer des problèmes développementaux ; le développement visuel ne devrait normalement pas commencer avant que les modalités auditives ne soient en place. Cela ne signifie pas qu’un bébé prématuré sera sourd ou aveugle, mais qu’il aura des chances que ces sens perdent en acuité. Un système auditif ainsi perturbé pourrait empêcher de futurs musiciens de développer l’oreille absolue, et une faiblesse dans le développement de leur système visuel pourrait conduire avec l’âge à une dégénérescence maculaire[vi].
Les unités de soins intensifs néonatals sont historiquement conçues, de même que le reste de l’hôpital, pour s’accorder aux besoins fonctionnels des médecins et des infirmiers qui nécessitent une lumière généreuse pour prendre soin des nourrissons et des systèmes sonores permettant au personnel d’être appelé en cas des tâches importantes. Le Dr. Stanley Graven a étudié l’impact environnemental de ces types d’espaces sur les bébés prématurés. Son travail montre (Graven et al., 1992) que les unités de soins intensifs néonatals devraient être conçues pour faciliter le développement des bébés prématurés et réduire le plus possible les interférences avec leurs systèmes neuronaux. Ce type d’études neuroscientifiques commencent maintenant à influencer les décisions prises en conception — c’est un exemple clair de ce que peut produire la mise en relation directe des neurosciences avec l’architecture.
Un cas d’influence de la conception sur le cerveau
La chapelle Thorncrown (Figure 1) est un riche exemple de la manière dont une bonne conception a des effets sur nos cerveaux et nos esprits. L’histoire commence en 1971 lorsque Jim Reed, originaire de Pine Bluff dans l’Arkansas, devient propriétaire d’un terrain à Eureka Springs dans le même état, pour construire une maison où passer sa retraite. Le lieu attirait d’autres personnes qui s’arrêtaient régulièrement dans sa propriété pour avoir une meilleure vue sur les monts Ozarks. Alors qu’il remontait chez lui, Jim Reed eut l’idée qu’il devrait, avec sa femme, faire construire une chapelle de verre dans le bois pour offrir aux voyageurs un lieu de repos, de médiation et de fraicheur.
Il demanda à son ami architecte Fay Jones de concevoir cette chapelle. Fay raconte :
J’ai vu là-bas la possibilité de créer de l’Architecture avec un « A » majuscule. Je fais cette distinction, car selon moi tout bâtiment n’est pas de l’Architecture, de même que toute écriture n’est pas de la littérature ou de la poésie, même lorsque l’orthographe, la grammaire et la syntaxe sont correctes. L’Architecture touche les gens d’une manière particulière et j’espérais atteindre cela par cette chapelle.
Si vous entrez dans cette petite chapelle nichée dans les monts Ozark, vous serez probablement frappé d’admiration. Elle ne fait que 7,3 mètres de large, 18,3 mètres de long et 14,6 mètres de haut. Elle entrerait sans mal dans un des transepts de la Cathédrale nationale de Washington, elle est pourtant plus grande que la vie. L’American Institute of Architects l’a désignée comme la 4ème réalisation la plus impressionnante du XXème siècle. Depuis son inauguration le 10 juin 1980 plus de cinq millions de personnes ont visité cette petite chapelle sur la montagne. Elle a remporté de nombreux prix d’architecture.
La chapelle est construite avec des matériaux naturels pour s’intégrer dans son environnement. Elle est principalement faite de pin traité de 5×10, 5×15, 5×30 cm. Les éléments plus volumineux, comme les fermes, ont été assemblés au sol et hissés ensuite. La lumière, les ombres et les reflets jouent un rôle important dans l’ambiance de la chapelle. Tout au long de la journée, des motifs d’ombre et de lumière en constantes transformations sont projetés par la charpente complexe et les arbres alentour. La nuit, la réflexion de la lumière sur les croix semble envelopper tout l’édifice.
Notre connaissance du cerveau et de l’esprit peut fournir des hypothèses plausibles de cette expérience cognitive et émotionnelle de la chapelle Thorncrown :
- Notre sentiment d’être frappé d’admiration est en partie suscité par le fait d’avoir un espace au-dessus de la tête qui n’est visible que lorsque l’on fait un mouvement des yeux (et sans doute aussi de la tête) vers le haut. Semir Zeki avait suggéré que ce mouvement ascensionnel des yeux pour voir la flèche d’une cathédrale agissait pour provoquer en nous l’impression primaire de quelque chose de céleste.
- La sensibilité de notre noyau suprachiasmatique (NCS) à la lumière — contrôlant les rythmes circadiens — suscite notre attention. Le jeu des lumières et des ombres pourrait déclencher dans notre NCS un « jeu avec l’attention » que nous trouvons stimulant.
- Le calme de la nature enfoncée dans les bois offre une expérience de « calme » pour notre cortex auditif qui pourrait être apaisante. Cela laisse penser que l’expérience du « calme » serait plus apaisante chez les urbains (en raison du bruit ambiant de leurs environnements) que chez les ruraux.
Liens avec des applications potentielles en neurosciences
L’Académie de Neuroscience pour l’Architecture (ANFA) a été créée en 2003 pour explorer des relations entre la recherche en neuroscience et la pratique architecturale. C’est après une carrière où j’ai occupé neuf postes différents, où j’ai été doyen de deux écoles d’architecture et directeur de nombreuses organisations de recherche que j’ai fait partie de l’équipe créatrice de l’ANFA. J’ai exercé comme premier président avant de devenir un fellow de l’ANFA pendant deux ans. Pendant ces deux années, de nombreux ateliers ont été organisés pour identifier des hypothèses qui pourraient informer les besoins fonctionnels des centres de soin, des écoles élémentaires, des établissements pénitentiaires, des lieux de cultes, des centres pour personnes âgées et des laboratoires de neuroscience. Ces ateliers ont regroupé des architectes habitués à concevoir ce type d’équipement, des neuroscientifiques, des scientifiques du comportement, et des membres du conseil de l’ANFA. C’est environ 70 à 80 hypothèses qui ont été dégagées lors de ces ateliers et qui attendent maintenant l’éclairage des recherches de doctorants et de post-doctorants.
Les cinq axes d’études des systèmes cérébraux sont :
•La sensation et la perception (comment est-ce que nous voyons, entendons, sentons et goûtons, etc. ?)
•L’apprentissage et la mémoire (comment enregistrons-nous et nous rappelons-nous nos expériences sensorielles ?)
•La prise de décision (comment évaluons-nous les conséquences potentielles de nos actions ?)
•Les émotions et affects (comment devenons-nous apeurés ou enthousiastes ? ou qu’est-ce qui nous rend heureux ou tristes ?)
•Le mouvement (comment interagissons-nous et naviguons-nous dans notre environnement?)
Ces axes peuvent servir de catégories pour les plus de 70 hypothèses développées par l’ANFA. Je traite de ces hypothèses et leur utilisation potentielle pour des recherches dans mon livre Brain Landscape (Eberhard, 2009). Par exemple :
•Le cerveau est-il programmé pour réagir aux proportions basées sur le nombre d’or (pour lesquelles Palladio s’est illustré)
•Un ensemble d’activités cérébrales distribuées dans tout le cerveau — incluant le cortex cérébral, le cervelet, les ganglions de la base, l’amygdale, le mésencéphale — travaillent ensemble pour produire le sentiment particulier consistant à être frappé d’admiration (comme dans la chapelle de Thorncrown)
•Les centres accueillant des personnes âgées autorisant les résidents à meubler leur chambre avec leurs affaires personnelles favorisent la mémoire épisodique en créant un lien avec leur passé autobiographique.
Conclusion
Quelque part dans les recoins de notre conscience, la manière dont nous élaborons nos projets d’architecture et celle dont nous imaginons des réponses aux hypothèses neuroscientifiques sont similaires et élémentaires. Ces réseaux élémentaires qui distinguent les humains des autres espèces sont un mystère partagé. Les architectes savent qu’ils peuvent, par la pensée créatrice, trouver des solutions tridimensionnelles à l’habitat humain — ils le font si bien parfois que leurs réalisations figurent dans les livres d’histoire. Les neuroscientifiques savent qu’en utilisant la science de manière imaginative pour étudier le cerveau, ils découvriront de nouvelles connaissances pertinentes — leurs découvertes sont parfois tellement uniques et importantes qu’elles méritent un Prix Nobel.
Nous passons plus de 90 % de notre temps dans des édifices. Il serait donc judicieux de faire un effort particulier pour inciter doctorants et post-doctorants en neuroscience à entreprendre des recherches en lien avec les hypothèses dégagées par les études que l’ANFA a menées sur les expériences architecturales. De nouvelles sources de financement devraient apparaître dans les prochaines années pour soutenir une science interdisciplinaire. Les professeurs et chercheurs qui lisent cet essai sont invités à explorer ce nouvel horizon. En incitant leurs étudiants et leurs chargés de cours à s’engager dans ce nouveau champ de recherche, l’architecture pourra améliorer les vies des générations à venir, plus encore qu’elle ne le fait déjà.
Bibliographie
A. Damasio (1999). The Feeling of What Happens: Body, Emotion and the Making of Consciousness,Heinemann, London. Traduction française : Le Sentiment même de soi : Corps, émotions, conscience, traduction de Claire Larsonneur et Claudine Tiercelin (1999), Odile Jacob, Paris.
J. Eberhard (2009). Brain Landscape: The Coexistence of Neuroscience and Architecture, Oxford University Press, New York
G. Edelman, G. Tononi (2000). A Universe of Consciousness, Basic Books, New York
R. Epstein, A. Harris, D. Stanley, N. Kanwisher (1999). Neuron, 23, pp. 115-125.
S.N. Graven, F.W. Bowen Jr., D. Brooten, A. Eaton, M.N. Graven, M. Hack, L.A. Hall, N. Hansen, H. Hurt, R. Kavalhuna, et al. (1992). The high-risk infant environment. Part 1. The role of the neonatal intensive care unit in the outcome of high-risk infants, J. Perinatol., 12, pp. 164-172
[i] John P. Eberhard utilise l’expression « architectural settings » difficilement traduisible sans une périphrase qui alourdirait le texte. L’idée de configurations rend bien l’idée de contexte, de dispositif qui est posé/placé (to set) et cadre l’expérience, mais il faut aussi garder à l’idée la nuance d’éléments discrets — des constituants, ou des caractères architecturaux — sur lesquels on peut agir — à la manière de réglages ou de paramètres que l’architecte règle au cours de la conception (toutes les notes sont celles du traducteur).
[ii] John P. Eberhard se réfère vraisemblablement au recueil d’articles publiés de manière posthume sous le titre Essays in Radical Empiricism en 1912 (une traduction française due à Guillaume Garreta et Mathias Girel est disponible sous le titre Essais d’empirisme radical chez Flammarion, 2007). Ce livre reprend notamment un article publié antérieurement en français « La notion de conscience » (Archives de Psychologie, vol. 5, No. 17, 1905) dans lequel William James critique le dualisme de la conception de la conscience qui distingue pensée et matière. Il formule notamment la thèse selon laquelle ce « que le mot de conscience recouvre, c’est la susceptibilité que possèdent les parties de l’expérience d’être rapportées ou connues ». L’idée d’une conscience ayant une fonction et que cette fonction soit de connaître est vraisemblablement une interprétation de John P. Eberhard.
[iii] L’expression « frappé d’admiration » nous sert à désigner l’émotion complexe à valences positives et négatives, entre admiration et sidération, que l’anglais nomme « awe » et qui n’a pas d’équivalent en français sinon à employer le terme de sublime. Mais le terme sublime qui existe en anglais a une histoire philosophique que n’a pas « awe ». Pour un éclaircissement sur ce point voir l’article « Awe and the Experience of the Sublime: A Complex Relationship » (Arcangeli et al., 2020, https://doi.org/10.3389/fpsyg.2020.01340) et plus particulièrement sur le sublime en architecture voir l’article « Affordances et sublimités architecturales » (Dokic et Tüscher, 2020, URL : https://www.implications-philosophiques.org/affordances-et-sublimites-architecturales/, consulté le 21/09/2020).
[iv] La mémoire dispositionnelle désigne une mémoire qui n’est pas un réceptacle passif, mais un composite dont les souvenirs sont constitués des activités sensorielles et motrices et de leurs interactions avec l’environnement.
[v] C’est vraisemblablement le §01 du chapitre 3 qui est cité, cette traduction est empruntée à l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones : https://www.aelf.org/bible/Qo/3, consulté le 06/09/2021.
[vi] Une dégradation d’une partie de la rétine liée à l’âge.
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