Coordination scientifique
Ce numéro est co-dirigé par Manon Laurent (Université Paris Cité, Université Concordia, IEP Grenoble), Amandine Péronnet (Inalco, AMU), et Nolwenn Salmon (Université Lyon 3 Jean Moulin).
Argumentaire
Les deux dernières décennies ont vu apparaître un intérêt croissant du monde universitaire pour le numérique en tant qu’objet d’étude aussi bien qu’outil méthodologique. L’anthropologie, mais également la sociologie, commence à se pencher sur la pratique du terrain en ligne, interrogeant les méthodes de récupération, d’identification, de classification, d’analyse et de visualisation des données. L’hybridation des types de collecte de données et les terrains multi-situés (en ligne et hors ligne) deviennent progressivement la norme, formant ce que certain⋅e⋅s qualifient aujourd’hui d’“ethnographie patchwork” (Watanabe, Varma et Günel 2020). Dans ce contexte, l’apparition de nouveaux termes signifiants suggère une redéfinition des champs disciplinaires : on pratique l’“ethnographie digitale”, la “net-ethnographie” ou la “netnographie”, on fait de l’observation participante en “codistance” ou des entretiens en “présence différée” (Bourrier et Kimber 2022), on explore des archives numériques, etc.
Les questions soulevées par l’adoption de démarches hybrides se sont posées de manière particulièrement aiguë lors de la période de pandémie récente qui a vu les chercheur⋅se⋅s confiné⋅e⋅s à la maison et les frontières fermées pendant plusieurs mois ou années. La réouverture progressive de l’accès à de nombreux terrains n’en diminue pas pour autant la pertinence d’une démarche réflexive autour des terrains multi-situés. D’une part, parce que tous les terrains ne sont pas facilement accessibles, ou qu’ils ne le sont pas de la même manière. L’idéal d’un espace internet unique et ouvert est d’ailleurs mis à mal par la réalité de certains terrains. Il suffit de penser aux régimes autoritaires comme la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran. D’autre part, parce que mener une enquête multi-située soulève des interrogations épistémologiques, heuristiques et méthodologiques fortes qui n’ont été que peu traitées dans la recherche de manière générale, et francophone en particulier. Ce dossier cherche alors à combler cette lacune, une démarche qui a d’autant plus de sens lorsque l’accès au terrain est compromis par les nombreuses crises géopolitiques et sanitaires récentes.
Avec ce dossier, nous souhaitons alors participer à l’établissement d’un référentiel méthodologique pour la recherche empirique à distance. Nous serons notamment attentives à la manière dont les spécificités propres à certains terrains peuvent influencer notre manière de mener des recherches, en particulier dans le cadre de travaux en études aréales qui auraient recours à des terrains sensibles et à des espaces en ligne contrôlés.
Comment adapter nos méthodologies “classiques” ou “traditionnelles” de collecte de données, ancrées dans l’immersion sur le temps long et l’observation directe, quand elles ne font plus sens au regard de nos pratiques ? Si la notion même de “terrain” demande à être réinventée, quels autres concepts propres à l’anthropologie et à la sociologie sont remis en question par le déplacement de la recherche vers le numérique ? Faut-il redéfinir nos champs disciplinaires pour y inclure la pratique de l’ethnographie à distance ou penser cette dernière en dehors des disciplines existantes ? Comment le travail à distance nous force-t-il à changer notre manière de pratiquer la recherche, et quelles nouvelles dimensions ces changements donnent-ils aux études aréales ? Quel sens l’approche épistémologique peut-elle donner à nos expériences individuelles ? Plutôt que d’étudier l’impact des Internets sur la société, ou ce qui se produit dans l’espace virtuel, nous voulons aborder la question plus prosaïque de la manière dont les chercheur⋅se⋅s peuvent accéder à, observer, et rendre compte de cette présence en ligne. Nous espérons ainsi contribuer au développement d’une attitude réflexive et critique sur les outils et méthodes de recherche à distance, tout en pensant l’ethnographie en ligne comme un nouveau paradigme de recherche.
Ainsi, nous souhaiterions inclure à ce dossier des articles qui abordent de manière critique l’accès aux ressources, la pratique de la recherche (terrain, observation, entretiens, coopération avec des chercheur⋅se⋅s sur le terrain), la gestion des questions éthiques, dans le contexte de recherches réalisées partiellement ou entièrement à distance ; qui proposent des solutions innovantes aux problématiques posées spécifiquement par les Internets en fonction des contextes plus ou moins restrictifs dans lesquels ils s’inscrivent ; ou encore qui visent à redéfinir certains concepts de l’anthropologie et de la sociologie à l’ère du numérique. Les contributions doivent faire appel à des recherches originales.
ℹ️ https://calenda.org/1057301