L’ambition de ce numéro thématique est d’interroger la façon dont le numérique, à la fois instrument, méthode, terrain et objet de recherche, renouvelle non seulement les méthodes et méthodologies des sciences sociales mais également ébranle le « système » du genre partant de l’idée que la science et les techniques qui la sous-tendent ne sont pas « pures ». Le calcul qui préside n’est pas neutre et les quantités de données massives collectées ne sauraient être gage d’objectivité. L’objectif de ce dossier consiste à se demander si la recherche féministe peut enrichir les méthodes numériques, favoriser des démarches plus inclusives, échapper aux biais de genre auxquelles s’exposent les méthodologies classiques, se soustraire à la binarité des dispositifs techniques et d’enquête, faire de l’identification de ces biais une source de réflexivité, rendre visible les paroles issues de minorités de genre et sexuelles dans le traitement des données.
Axes proposés :
Thème 1 – Méthodes mixtes, interdisciplinaires et articulation « en ligne/hors ligne »
Thème 2 – Quel apport de l’épistémologie féministe aux méthodes numériques ?
Thème 3 – Quels défis posent les données massives au genre ?
Argumentaire
L’ambition de ce numéro thématique est d’interroger la façon dont le numérique, à la fois instrument, méthode, terrain et objet de recherche (Bourdeloie, 2013), renouvelle non seulement les méthodes et méthodologies des sciences sociales (Millette et al., 2020) mais également ébranle le « système » du genre partant de l’idée que la science et les techniques qui la sous-tendent ne sont pas « pures ». Le calcul qui préside n’est pas neutre et les quantités de données massives collectées ne sauraient être gage d’objectivité (Venturini et al., 2014). Ainsi, les méthodologies utilisées ont des « conséquences politiques » (Proulx, 2020). Or, un « regard politique et épistémique » (Ibid.) sur les méthodes et méthodologies éclaire les conditions de production, de collecte et d’analyse des données, autrement dit le caractère « impur » et situé de la connaissance (Harding, 1991). Interroger les méthodes et méthodologies depuis un positionnement féministe, c’est donc prêter une attention particulière aux biais qui président à la production et à l’interprétation des données, c’est faire de ces biais des ressources heuristiques et épistémiques en vue de produire une recherche plus « objective » (Ibid.).
Le numérique, non plus comme méthode ou outil mais comme environnement cette fois, trouble les frontières du genre. L’informatique, et aujourd’hui l’intelligence artificielle, dénoncée comme « nouvelle ingénierie du pouvoir » (Crawford, 2021) sont imprégnées de biais de genre infusés dans le corps social. Du design aux usages, les normes de genre circulent dans les productions, les traces, les discours et les pratiques.
Il s’agit ainsi d’interroger les nouveaux défis que posent la statistique et les données massives au genre et à l’observation de ce rapport social. Les défis se posent effectivement en matière de méthode puisque le numérique ouvre des possibles. À la suite de travaux sur l’épistémologie féministe (Haraway, 2007 ; Harding, 1991), l’objectif de ce dossier consiste ainsi à se demander si la recherche féministe peut enrichir les méthodes numériques (Hesse-Biber, 2012), favoriser des démarches plus inclusives, échapper aux biais de genre auxquelles s’exposent les méthodologies classiques, se soustraire à la binarité des dispositifs techniques et d’enquête, faire de l’identification de ces biais une source de réflexivité, rendre visible les paroles issues de minorités de genre et sexuelles dans le traitement des données. Enfin, dans une perspective critique, il s’agit également de se demander si, en réponse à la concentration opérée par les géants de l’internet, d’autres formes alternatives d’organisation sont possibles (Dulong de Rosnay et Musiani, 2020).
Axes proposés
Thème 1 – Méthodes mixtes, interdisciplinaires et articulation « en ligne/hors ligne »
Cet axe de l’appel place la focale sur les travaux qui articulent plusieurs méthodes, disciplines et niveaux d’analyse, dans le cadre d’une perspective féministe appliquée au numérique.
En premier lieu, nous souhaitons mettre en discussion la pertinence de l’usage des méthodes mixtes, qui articulent des éléments empruntés aux approches quantitatives et qualitatives. Sont attendues ici les propositions présentant des considérations méthodologiques ou la construction de terrains qui dépassent ce traditionnel clivage entre le qualitatif et le quantitatif. Sont également bienvenues les approches épistémologiques visant à cerner les contours, les apports et les limites des méthodes mixtes aux études féministes du numérique. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’utilisation de l’analyse de réseaux dans le but d’obtenir un corpus ciblé dont la taille ne constitue plus un obstacle à l’étude qualitative, utilisée par Julien Mésangeau et Céline Morin dans leur analyse de l’activité sociale de la manosphère sur YouTube (Mésangeau et Morin, 2021). La constitution d’un corpus de tweets avec l’appui de l’informatique, couplée à l’étude de la circulation des images et une approche sémiotique mobilisée par Virginie Julliard pour étudier la structuration de la mobilisation anti-genre sur Twitter, constitue un autre exemple de combinaison possible (Julliard, 2022).
Les enjeux liés à l’inter- et à la pluridisciplinarité des méthodes mobilisées pourront également être problématisés. Les études sur le genre comme l’analyse des médias numériques se déploient dans un contexte d’interdisciplinarité forte au sein des sciences sociales. Cet axe pourra accueillir tant les propositions qui abordent des recherches menées en contexte inter- ou pluridisciplinaire que les réflexions sur la façon dont les divisions disciplinaires impactent la compréhension des phénomènes étudiés. La confrontation des modèles et leur discussion pourra également avoir pour objectif d’en cerner les points aveugles. Dans sa thèse en informatique, Nick Doty (2020) s’appuie ainsi sur une approche interdisciplinaire couplant un travail ethnographique à l’usage de méthodes statistiques et informaticiennes, pour aborder la question des inégalités de genre (parmi d’autres) dans la participation au développement des standards d’Internet affectant la vie privée.
Enfin, les propositions pourront aborder l’articulation entre les méthodes numériques et « hors ligne » pour appréhender des phénomènes en ligne. L’objectif est ici de mettre en avant les travaux qui mobilisent en parallèle d’un terrain numérique des méthodes d’enquête en sciences sociales privilégiant le face à face (tels que l’entretien approfondi, l’observation in situ, l’observation d’usage, les focus groups etc.). Nous espérons ainsi dépasser l’opposition de sens commun entre les pratiques numériques et la « vie réelle », tout en réfléchissant à la façon dont les phénomènes en ligne observés prennent sens dans le cadre d’une réalité sociale plus large. Par exemple, une démarche d’enquête possible pour cerner les espaces en ligne pertinents à étudier afin de comprendre les usages d’une communauté consiste à partir des pratiques décrites par les enquêté⸱e⸱s rencontr⸱é⸱s dans différents cercles de sociabilité sur le terrain (réseau d’interconnaissance, associations etc.). C’est le choix qui avait été effectué par Lucie Delias et Mélanie Lallet dans leur étude des pratiques d’information en ligne autour des transidentités (Lallet et Delias, 2018 ; Delias et Lallet, 2019). Dans sa thèse sur les conditions de production et de circulation des discours « en/hors ligne » produits par le mouvement « #NousToutes », qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles, Irène Despontin Lefèvre (2022) articule également l’observation en ligne des plateformes numériques utilisées par le collectif à une démarche ethnographique mêlant observations in situ et entretiens.
Quel que soit l’angle choisi, les auteur⸱e⸱s sont particulièrement encouragé⸱e⸱s à mettre en œuvre une démarche réflexive, interrogeant l’intérêt des articulations proposées ainsi que des modes de collecte et d’analyse des données mis au point pour correspondre à leurs objectifs de recherche.
Thème 2 – Quel apport de l’épistémologie féministe aux méthodes numériques ?
Les sciences humaines et sociales se sont interrogées sur le féminisme comme épistémologie, méthodologie ou méthode. Les débats ont porté sur la façon dont le féminisme pouvait défier les méthodologies traditionnelles et sur l’éventuelle spécificité des méthodes d’enquête féministes (Harding, 1987). Si Sandra Harding a reconnu qu’il n’existait pas de méthodes « distinctement féministes », elle a néanmoins accordé que la recherche féministe recueillait son matériau dans des conditions spécifiques. Comme l’écrit Isabelle Clair (2016) à propos du rapport au terrain, la « nature des interactions qui se développent au cours d’une enquête ainsi que la transformation par l’enquêteur de la vie des autres en terrain (…) posent de nombreux problèmes qui rencontrent de façon singulière la promotion d’une science féministe » (Clair, 2016, p. 70). Ce regard caractéristique du féminisme a conduit plusieurs auteur·e·s à considérer qu’en mettant l’accent sur le politique, la recherche féministe enrichissait les approches méthodologiques classiques et leurs méthodes (Hesse-Biber, 2012 ; DeVault et Gross, 2012 ; Reinharz et Kulick, 2007 ; Bobo, 1989 ; hooks, 1992), tout comme elle favorisait des démarches plus inclusives (Hesse-Biber et Piatelli, 2012, p. 145 ; Chandrashekar, 2020).
Le numérique, à la fois instrument, méthode, terrain et objet de recherche (Bourdeloie, 2013), a renouvelé les méthodes et méthodologies des sciences sociales (Millette et al., 2020). Inspirés de la théorie du positionnement, des travaux se sont interrogés pour savoir si celle-ci pouvait être mobilisée, sur un plan méthodologique, pour la recherche sur les médias socionumériques (Luka et Millette, 2018) ; et dans quelle mesure il était là possible d’adopter une éthique du care. Les travaux de Jaércio Da Silva (2020), proposent ainsi d’étudier le déploiement des mouvements intersectionnels et apparentés sur la toile (tels que l’afroféminisme) comme terrain.
L’enjeu de cet axe consiste à mettre l’accent sur les spécificités en matière de démarche, méthodologie et méthode que posent les recherches féministes, intersectionnelles et de genre. Plus qu’une catégorie, un observable ou un outil de la subjectivité, le genre ne pourrait-il pas aussi constituer une démarche, méthode ou méthodologie pour observer les genres et les sexualités multiples ? Dans quelle mesure les déplacements des frontières du genre observées modifient-ils les méthodes et les façons de rechercher et vice et versa ? Dans quelle mesure les recherches féministes mobilisent-elles des méthodes spécifiques pour observer les mécanismes de différenciation, catégorisation et hiérarchisation sociales ? Et surtout dans quelle mesure le numérique peut-il constituer une méthode permettant de déployer une éthique féministe ?
Thème 3 – Quels défis posent les données massives au genre ?
Le numérique, ainsi que les nouvelles dynamiques de production, de collecte et d’analyse des données dites massives posent de nouveaux défis au genre (Luka et Millette, 2018). Le genre devient problématique quand il est utilisé comme outil de mesure et confondu avec la notion de sexe (Cervulle et Quemener, 2014). Si, pendant longtemps, la sociologie quantitative n’a su que prendre appui sur l’enregistrement officiel du « sexe » de l’individu·e (de Singly, 2012) et se limiter à collecter et analyser des données sexospécifiques, de plus en plus d’enquêtes déploient de nouveaux dispositifs pour relever des défis plus en adéquation avec des réalités complexes et individuelles. Toutefois, sur un plan méthodologique, est-il possible, en termes statistiques, d’observer ce rapport social, de concevoir de nouveaux indicateurs et de nouvelles descriptions ? L’enjeu de cet axe est d’interroger comment – et dans quelle mesure – les données massives et quali-quantitatives permettent d’investiguer les questions liées au genre.
Comment construire des données et des outils de qualité, sensibles au genre, et échappant au modèle binaire ? Comment penser les logiques de groupe et les particularités ? Pour dépasser la question de la représentativité et s’attaquer aux questions d’inclusivité des données et des modèles notamment statistiques, il faut concevoir une politique des données adéquate et retravailler les notions de transparence, de représentation, d’accessibilité et d’éthique. Comment relever ce défi ? Si la disponibilité et l’accessibilité des données augmentent, il importe également de promouvoir l’utilisation des données existantes dans le but d’approfondir et de diversifier les analyses des questions de genre. Ces efforts doivent être soutenus par des initiatives visant à valoriser les données sur le genre, tant auprès des personnels de recherche que des responsables publics et de la population en général, de sorte à améliorer la compréhension et l’utilisation de ces données.
Enfin, existe-t-il des tentatives pour renouveler les méthodes de collecte et d’analyse de données liées aux questions de recherche posées par les études de genre et afin de mieux saisir l’imbrication des rapports sociaux ? C’est, par exemple, ce que proposait la démarche de l’enquête « Violences et rapports de genre » (Virage) conduite en France par l’Institut national des études démographiques (Ined, 2017 ; Brown et al., 2021), qui « a institué les fondements d’une méthodologie qui repose sur l’absence de référence aux catégories juridiques dans les questions posées aux personnes enquêtées ».
Dates importantes
- Novembre 10, 2023: envoi de la proposition d’article en anglais ou en français sous forme d’un résumé étendu d’environ 2 pages (comportant 5 mots-clés et bibliographie sélective récente)
- Novembre 30, 2023: notification des résultats
- Février 15, 2024: soumission de l’article complet (6000-8000 mots, en français ou en anglais)
- Mars 30, 2024: communication des expertises
- Avril 30, 2024: acceptation définitive de l’article (après révisions)
- Juillet 2024: publication
ℹ️ https://calenda.org/1093744