DOI : https://doi.org/10.48568/q4fe-p474
[Sébastien Bourbonnais nous propose ici un compte rendu de lecture de l’ouvrage de Mario Carpo intitulé The Second Digital Turn : Design Beyond Intelligence qui fait suite l’analyse du premier Digital turn. ]
I. Le second tournant numérique
Selon l’historien Mario Carpo, l’architecture serait parvenue à un second tournant numérique, qui prolongerait et se distinguerait à la fois du premier. Ce premier tournant avait d’ailleurs fait l’objet d’une publication The digital Turn in Architecture [1]. Pour rappel, ce premier tournant avait été un recueil de textes : ceux d’architectes, de théoriciens et d’historiens, parus dans la revue Architectural Design, et qui permettaient de suivre l’évolution des préoccupations autour de l’architecture numérique, de 1992 à 2009. Carpo avait réalisé l’introduction de ce recueil avec un enthousiasme bien différent à celui qu’on retrouvera dans ce second opus. En effet, il y a moins de dix ans, le regard porté sur les premières expérimentations était critique, voire désillusionné, raison pour laquelle Carpo avait dû préciser que « ce Reader numérique n’est pas une épitaphe ou une notice nécrologique [2] ». Le second tournant, au contraire bénéficie d’un engouement marqué en lien avec ce qui se trouve amalgamé sous les termes de big data et d’intelligence artificielle.
II. La place des concepteurs numériques
À son habitude, l’historien commence son Second tournant numérique de manière provocatrice avec le constat que : « Les architectes sont souvent en retard par rapport aux changements technologiques.[3] » Preuve à l’appui, Vitruve qui dans son traité nous décrit des technologies déjà révolues, voire désuètes. La thèse de Carpo est de voir l’inverse dans les pratiques impliquées dans ce deuxième tournant ; c’est-à-dire que pour une fois, les architectes et les designers auraient de l’avance dans leurs explorations. Ils parviendraient à saisir les dernières avancées technologiques de manière encourageante et en feraient une utilisation novatrice. C’est d’ailleurs l’idée qu’il formulera à la fin de son introduction et qu’il tentera de défendre tout au long de son livre.
J’ai écrit ce livre précisément parce qu’il me semble que les concepteurs numériquement intelligents sont en train de trouver et de tester de nouvelles idées capitales en ce moment : comme dans les années 1990, bien avant les autres.[4]
Si le deuxième tournant hérite du premier, Carpo y voit néanmoins un décalage important. Dans le premier âge numérique [First digital age], où la courbe Spline en constituait l’archétype, ces expérimentations restaient malgré tout sous la tutelle de la science moderne, de la « logique des small-data de la mathématique moderne » et de la customisation de masse, tandis que dans le deuxième, on changerait de paradigme pourrait-on dire, la production architecturale se trouverait sous « une logique post-scientifique ». Son idée repose sur le constat que les ordinateurs font certaines choses beaucoup mieux que nous (et vice-versa), mais sous une autre logique. « Les ordinateurs peuvent chercher beaucoup plus rapidement que les humains peuvent classer. [5] » Ce constat a du sens lorsque les données à classer deviennent énormes, massives. Pour développer son argument, l’historien retrace une histoire de la compression de l’information. L’alphabet serait à ce titre l’une des premières techniques de compression, obligeant le classement alphabétique. Le jpeg se placerait en quelque sorte dans le prolongement de cette obligation de compresser, lorsque l’ordinateur possédait un espace de stockage limité. Depuis l’explosion du nombre de datas, il s’est opéré une mutation importante où il n’est plus nécessaire de classer, ni de compresser l’information. Avec l’ordinateur, ces opérations sont mêmes devenues inutiles. Ce sera d’ailleurs l’adage de Google « Cherche ! Ne classe plus. » On retrouvera de pareilles logiques dans les manières de faire d’Amazon.
III. Nouveaux modèles de pensée
On remarquera ici que le modèle défendu par Carpo n’est plus Wikipédia. En effet l’historien avait vu, quelques années plus tôt, dans la participation massive, l’architecture contributive, une tendance qui aurait dû déstabiliser la production architecturale. Dans ce deuxième tournant, l’historien revient sur son analyse et force de constater que l’économie contributive n’a pas eu d’effet notable sur la production architecturale, outre le phénomène BIM, que Carpo présente de manière ironique avec cette comparaison : « Un chameau est un cheval conçu par comité.[6] » Ce ne sera donc pas la participation massive, ni la contribution, qui viendraient révolutionner l’architecture, mais ce qu’il nomme la production massive de la variation [Mass produce variation]. Cette variation massive serait possible grâce au changement de paradigme dicté par la capacité de l’ordinateur à gérer une quantité colossale d’information, très rapidement.
IV. Variations massives
Ce serait cette variation massive qui permettrait de s’opposer et, enfin, de sortir de la modernité. Oppositions aux sciences modernes et surtout à la figure de l’ingénieur moderne et de ce qui le caractérise : standardisation de la matière et uniformité de la variation. En ce sens, le maker serait plus proche de l’artisan que de l’ingénieur moderne, choisissant sa matière, jouant avec les variables qu’il souhaite mettre de l’avant. Sur ce point, ce que tend à souligner l’historien, est le passage de la customisation numérique de masse, qui répondaient ni plus ni moins à une logique de choix multiples, (même s’ils pouvaient-être très variés), vers une production de masse de la variation. C’est sur ce sujet que les architectes et designers se démarquent. Les quelques exemples mis de l’avant laissent néanmoins percevoir les limites de cet engouement. Que ce soit la célèbre Digital Grotesque (2013) de Michael Hansmeyer et Benjamin Dillenburger ou les chaises dégénérées [Degenerate Chair] (2012) de Daniel Widrig, ou plus spectaculaire encore la robe prêt-à-porter d’Iris Van Herpen, où des robots « confectionnent » directement sur un mannequin vivant, il est évident que la « philosophie » maker n’est pas suivie à la lettre.
D’autre part, on remarque que ces exemples relèvent plutôt du design, même si les frontières demeurent floues quant aux objets produits, il n’en reste pas moins qu’elles persistent dans les postures revendiquées. À cet égard, les expériences d’architectes, comme celles des équipes d’Achim Mengès et d’Alisa Andrasek sont présentées afin de démontrer cette logique de recherche instantanée et intensive, où le robot (ou l’imprimante 3d) fixerait la matière non plus selon une « image » à reproduire, mais opèrerait, de proche en proche, grâce à des patterns de recherche structurelle, environnementales, etc. Dans tous les cas, architectes et designers se trouvent confrontés à la difficulté de réaliser des prototypes au-delà de certaines dimensions. Des équipes multidisciplinaires, avec des fonds et un soutien techniques important, sont impliquées dans ces expérimentations de fabrication numérique.
V. Expérimenter en 3d
Cette logique d’expérimenter directement en 3d, assistées par des robots et des algorithmes, Carpo le défend dans un chapitre quelque peu étonnant, où il établit à grands traits une série de mutations, consistant aux passages du verbal au visuel, et puis du visuel au spatial. Dans un court lap de temps : « les technologies numériques ont passé des processus textuels, aux processus visuels aux processus 3d. [7] » L’historien déplie ces mutations dans une histoire beaucoup plus large, où la Renaissance serait ce moment où l’image prendrait le centre, après une période verbale, et devant la sculpture. Ces images projectives, théorisées par Alberti nous rappelle Carpo, étaient d’ailleurs, déjà une technique de compression.
[L]es projections (perspectives ou autres) compriment une importante quantité d’informations spatiales dans de petits documents plats et transportables, la plupart du temps aussi petits qu’une feuille de papier.[8]
Ce télescopage historique n’a pas seulement l’objectif de valider ce passage au spatial pour la période actuelle, mais lui sert principalement à présenter les moyens, dont ceux d’Alberti, de « reproduire » les objets tridimensionnels en 2d, mais également en 3d.
VI. … qui dépasse l’architecture
Comme on l’aura compris, pour définir ce tournant, Carpo a élargi son terrain d’observation pour englober et tisser des liens entre plusieurs domaines : mathématique, arithmétique, ingénierie, sculpture, peinture et un peu d’architecture, très peu. Cet élargissement du champ d’étude sert évidemment à saisir la complexité du phénomène, mais comme en a conscience Carpo lui-même, cela l’oblige à s’aventurer sur des terrains qu’il ne maitrise pas, comme il nous l’explique.
J’ai dû me frotter à un nombre démesuré de disciplines et de sujets, y compris certains qui sont manifestement en dehors de mon expertise. […] et où il sera possible de repérer des erreurs de toutes sortes.[9]
L’historien prend le risque de survoler certains phénomènes, de les simplifier, pour soutenir sa thèse selon laquelle les avancées technologiques actuelles – le big data et l’IA – viendraient transformer nos façons de penser et que ce serait les architectes-designers les plus à mêmes de nous montrer leurs emplois les plus féconds.
[1] Carpo, Mario (2012). Digital Turn in Architecture, 1992-2012. Cambridge, Mass. : MIT Press.
[2] Ibid., p.13 (mes traductions).
[3] Carpo, Mario (2017). The Second Digital Turn: Design beyond intelligence. Cambridge, Mass. : MIT Press, p. 1.
[4] Ibid., p. 8.
[5] Ibid., p. 48.
[6] Ibid., p.141.
[7] Ibid., p.99.
[8] Ibid., p.127.
[9] Ibid., p. IX.