Auteurs : Damien Claeys et Sylvain Marbehant_
DOI : https://doi.org/10.48568/f4qd-d041
Au cours de la seconde moitié du 20e siècle, le thème de la complexité a été largement remis en valeur en théorie de l’architecture [1]. Parallèlement au développement du mouvement postmoderne, ce thème a permis aux théoriciens de développer un point de vue critique opportun, opposable aux dérives du rationalisme, associées à la version internationalisée et insipide du modernisme. Depuis cette époque, la discipline architecturale s’est approprié le thème de la complexité et les différentes représentations qui lui sont associées au travers de références métaphoriques, de modèles géométriques ou d’outils méthodologiques divers.
Au 21e siècle, ce thème peut inaugurer un questionnement plus élargi, libéré du cadre doctrinal limité du postmodernisme. Penser la complexité de l’architecture permet aujourd’hui d’instaurer une complémentarité assumée entre méthode analytique (issue du cartésianisme) et pensée systémique (tendant à l’holisme). Il ne s’agit plus de chercher des prises de position esthétisantes mais d’ouvrir une réflexion relative à la construction des connaissances dans le domaine de l’architecture – ses objets, ses conditions de formulation et de légitimation.
Les activités du groupe de contact « Architecture et Complexité » explorent cette dernière piste [2]. Ce réseau interdisciplinaire a été constitué suite à l’organisation d’activités académiques organisées par différentes universités de Belgique francophone et il continue à en proposer d’autres. Les membres du groupe visent le domaine de l’architecture à partir d’approches croisées qui mettent en œuvre des méthodes de construction de la pensée telles que l’analytique, la pensée complexe, le constructivisme ou l’approche systémique. Par cette mise en relation, les membres développent une approche interdisciplinaire entre les différents intervenants du domaine de l’architecture, mais aussi entre ceux de l’architecture et d’autres domaines de connaissances. Au sein de ces activités, le domaine de l’architecture est ouvert à ses plus larges acceptions, ce qui implique le croisement des domaines convergents de l’architecture, de l’ingénierie et de l’urbanisme.
En tant que domaine de connaissance, l’architecture est un système complexe, en mutation constante, dont les mouvements sont liés à la variété des conditions dans lesquelles elle s’élabore. Ces conditions sont au moins de trois types : elles sont respectivement matérielles, sociocognitives et culturelles. En effet, toute visée théorique portant sur ce domaine doit, à la fois : traduire la transformation de multiples conditions matérielle qui lui échappent souvent dans leur totalité ; répondre à la diversité et à la multiplication des acteurs prenant part à l’élaboration de toute œuvre architecturale ; se construire en référence à de nombreux savoirs préconstitués de manière implicite ou explicite.
Toute connaissance associée à l’architecture est marquée par cette complexité et, en retour, y contribue. Afin de comprendre l’origine de cette réciprocité reliant la connaissance à son domaine, une hypothèse portant sur ses conditions constitutives peut être avancée. Depuis sa définition dans les traités classiques, l’objet architectural pose un problème récurrent aux concepteurs : la synthèse entre trois catégories, celles de la forme, de la technique et de l’usage. À l’exception de quelques œuvres exemplaires, l’instauration réelle de cette synthèse est chose rare. L’histoire des mouvements de l’architecture présente plutôt un enchaînement de positions contradictoires. Les uns opposent l’usage à la forme. Les autres favorisent les questions techniques ou morphologiques devant les autres catégories [3].
Plutôt qu’une réflexion portant sur la synthèse – idéale – entre ces différentes catégories, Bernard Huet défend une position plus ouverte. Dans une réflexion large portant sur la théorie de l’architecture du 20e siècle [4], il commente :
« on ne peut plus revenir à une vision unitaire, globale de la chose. Mais on va penser l’intermédiaire […]. La réunion est impossible, la synthèse est impossible, mais par contre, ce qui est possible, c’est de retrouver une nouvelle richesse en travaillant de l’intérieur les confrontations ».
Pour lui, ce travail « à l’intérieur des catégories » correspond à une vision mettant l’œuvre architecturale en regard de ces conditions d’élaboration sur lesquelles le concepteur à une responsabilité, une influence. L’activité centrale où se croisent ces conditions est le projet d’architecture. Il peut être considéré comme une scène privilégiée pour la formulation de la connaissance de l’architecture [5]. Dans la confrontation des conditions matérielles, sociales et culturelles de l’architecture avec l’esprit créatif du concepteur s’établissent des liens complexes qui se matérialisent ensuite dans l’œuvre architecturale.
De l’hypothèse que le processus de conception du projet architectural est le lieu privilégié où peut s’instaurer la complexité de l’architecture, trois postulats épistémologiques peuvent être définis. Le premier concerne la définition de l’objet architectural. Il propose d’aborder l’architecture à la fois comme un objet et comme un projet, c’est-à-dire de reconnaître la temporalité et l’indétermination de son élaboration. Le second porte sur les conditions de production de la connaissance architecturale, les moyens qui y sont mobilisés, les finalités qui y sont visées. En tant que processus, le projet rassemble les conditions méthodologiques par lesquelles est généralement produite la connaissance de l’architecture. Le troisième est relatif à ce qui légitime cette connaissance en regard des contingences d’une époque ou des fondements théoriques partagés a priori dans le domaine de l’architecture. Le projet étant une pratique réelle et située, la connaissance architecturale se légitime autant par ce qu’elle a de général que par sa relation à ce qui est concret et spécifique.
Aujourd’hui, de multiples approches de la conception répondent déjà de manière instrumentale à la diversification des moyens matériels et virtuels disponibles (processus collaboratif, conception intégrée, modélisation des données du bâtiment…). Les trois postulats définis par la relation existante entre la connaissance architecturale et le projet permettent de penser l’intégration de ces moyens au processus complexe de représentation, de conception et de communication de l’architecture. Parce que ces moyens instrumentaux sont appelés à devenir des supports de connaissance architecturale à part entière, leur relation intime avec les activités du domaine architectural doit être pensée.
[1] Dès les années 1960, avec le tournant culturel opéré en amont du postmodernisme, certains auteurs et architectes renouvellent le vocabulaire architectural en empruntant des notions théoriques issues de champs théoriques voisins de l’architecture. Chez Robert Venturi, la « complexité » et la « contradiction » sont des qualités intrinsèques aux phénomènes de la perception visuelle et spatiale. Chez Vittorio Gregotti, la complexité – et non la complication – qualifie les problèmes posés aux architectes confrontés aux mutations socio-économiques de leur profession. À la même époque, dans des domaines scientifiques proches de l’architecture, certains proposent également des modèles théoriques et des méthodologies de la conception architecturale basés sur des concepts issus du structuralisme, de la cybernétique, de la théorie des systèmes, de la théorie du chaos, de la théorie de la communication et de l’information.
[2] Site du Groupe de contact F.R.S.-FNRS Architecture & complexité : http://www.architecture-et-complexite.org.
[3] Entre autres, David S. Capon met à jour les contradictions de l’avant-garde moderne qui prétendait arbitrer la forme par une mise à jour des questions fonctionnelles et constructives. Capon, David Smith. 1999. Architectural Theory: The Vitruvian Fallacy: A History of the Categories in Architecture and Philosophy. Wiley-Academy.
[4] Bernard Huet nuance ainsi la relation problématique que certains forcent entre une doctrine architecturale et la réalisation des œuvres construites. Huet, Bernard. 2003. Sur un état de la théorie de l’architecture au XXe siècle. Quintette.
[5] Envisager l’architecture en tant qu’un projet et non en tant qu’un simple objet est une hypothèse constructiviste pour la connaissance. Selon ce point de vue, la complexité n’est pas seulement dans le monde mais également dans le regard porté sur le monde. Par son expérience, sa subjectivité et ses intentions, le sujet contribue à l’instauration de la complexité du monde. Le Moigne, Jean-Louis. 2007. Les épistémologies constructivistes. Presses Universitaires de France.